Franco contre Franco: le cinéma face à la censure (1ère partie)
L'état du cinéma espagnol sous le franquismeLe régime franquiste prône un ordre moral dans la tradition catholique. Le catholicisme est une véritable religion d’Etat et le prêtre est une figure emblématique du pouvoir, aux côtés du Caudillo, le général Franco (ironiquement, l'homonyme de Jess !). La liberté d’opinion est réduite et la censure omniprésente. Pour réaliser un film, il faut préalablement présenter son projet à un comité, qui valide ou non le film. Un film projet accepté peut quand même être interdit par la suite. Nous allons voir l’action de cette censure au cinéma à travers trois exemples: Luis Garcia Berlanga, Luis Buñuel et Jess Franco.
Luis Garcia Berlanga: haï par le gouvernement espagnol dans années 50-70, aujourd'hui honoré par la profession cinématographique espagnole.
Luis Garcia Berlanga est aujourd’hui célébré en Espagne mais il dut subir les affres de la censure dans plusieurs de ses films.
En 1957, le scénario et les dialogues de Los Jueves Milagro (Les Jeudis miraculeux) sont modifiés par la censure ce qui retarde la sortie du film de plusieurs années. Le scénario est le suivant: des villageois organisent un faux miracle dans un spa abandonné pour attirer les touristes. L’Eglise et le régime franquiste condamnèrent le film pour attaque à la foi catholique. Le film a subi de nombreuses réécritures en cours de tournage et de montage, des séquences ont dû être coupées au dernier moment… La maison de production a été rachetée par l’Opus Dei pendant le tournage ! Le résultat final est loin d’être celui espéré au début du tournage. Le film sort finalement en Espagne en 1959.
En 1963, Berlanga réalise El Verdugo (Le Bourreau), un portrait cruel de l’Espagne et de la peine de mort. L’ambiance satirique du film passe de la farce à l’humour noir. le plus grinçant. Un bourreau proche de la retraite cherche à marier sa fille dont personne ne veut. La critique est moins frontale que pour Los Jueves Milagro, plus subtile mais le film est tout de même mal reçu par les autorités.
1973 est l'année de Grandeur Nature, filmé à Paris, et qui développe l’histoire d’un fétichiste (Michel Piccoli) qui a une histoire d’amour avec une poupée. Le film sort en Espagne cinq ans plus tard, en 1978.
Jess Franco, qui a été l'assistant de Berlanga sur Los Jueves Milagro, témoigne: « J'ai été l'assistant d'un metteur en scène qui s'appelle Luis Berlanga. Un jour, alors qu'il était très malheureux parce que la censure lui avait demandé de changer l'histoire, il m'a dit : "Écoute Jess, finalement, pour faire du cinéma il faut une caméra et la liberté !". Il avait raison. »
Une poupée, objet sexuel: le Vatican et le Général Franco détestent, Michel Piccoli adore.
Buñuel est entré dans le cinéma avec des films surréalistes forcément provocants:
Un Chien andalou et
l’Age d’or, tournés en collaboration avec Dali.
L’Age d’or fit scandale à Paris et le film fut saisi par la police. Il faut attendre 1981 pour que le film intégral soit autorisé. Buñuel quitte l’Espagne en 1936, en pleine guerre civile, peu de temps après la mort de son ami, le poète, Garcia Lorca, sauvagement assassiné. Il y reviendra 24 ans plus tard, avec appréhension, tout de même, pour réaliser
Viridiana. Ce film réunit les thèmes chers à Buñuel: le fétichisme sexuel, l'inceste, l'hypocrisie de l'Église, la bestialité populaire, la bêtise et la suffisance de la bourgeoisie.
Luis Buñuel rentre en Espagne en 1960, attention, il flingue !: "Où est Franco !? Où est Franco !? Le Général Franco ! Pas mon ami Jess !"
L'histoire ? Viridiana va bientôt prononcer ses vœux et s'enfermer dans un couvent. Elle vient une dernière fois saluer son oncle, un riche bourgeois. L'oncle la drogue et fait semblant d'abuser d'elle afin qu'elle accepte de l'épouser. Elle refuse horrifiée. Rongé par le remords, l'oncle se donne la mort. Héritière du domaine avec son cousin, Viridiana renonce au cloître et décide de consacrer sa vie et sa propriété aux pauvres. Un soir de fête, où Buñuel reproduit la Cène du Christ avec des mendiants, les gens qu'elle a aidés se saoulent, pillent la maison et essaient de violer leur bienfaitrice. Sauvée par son cousin, elle cède à ses charmes et accepte à la fin de s'installer avec lui et la servante dans un ménage à trois.
Palme d’or au Festival de Cannes, le film scandaleux est jugé impie et blasphématoire par Franco et le Vatican. Le film est alors interdit en Espagne. Sacré Buñuel !
La Cène selon Buñuel: les auditeurs de Radio Courtoisie crient au scandale.
Avec Buñuel, Jess Franco est considéré comme le réalisateur le plus dangereux. Le mieux est maintenant de laisser la parole à Jess Franco lui-même. Ce qui va suivre est tiré d’une entrevue publique donnée à Bruxelles le 22 mars 2002, dans laquelle Jess Franco dresse un état des lieux des années 60 en Espagne.
Question: En Espagne, durant la période du franquisme, quelle liberté aviez-vous et comment avez-vous réagi à tout cela ?
"Le cinéma espagnol était un cinéma officiel, un cinéma protégé mais pour cela, il fallait accepter le diktat. Avant le tournage, il fallait présenter le projet avec un scénario terminé, signé et précis. Alors, ils étudiaient le cas et vous rappelaient pour vous dire ce qui devait être modifié. Par exemple, si vous aviez envie d'engager un acteur communiste, vous ne pouviez pas ou si vous aviez envie de raconter l'histoire d'un militaire espagnol qui trahit sa patrie, c'était interdit, etc… C'était super négatif, vous ne pouviez pas parler librement de choses qui vous intéressaient. Il fallait faire des histoires stupides et naïves. C'est pour cela qu'il y a eu des films avec "Joselito", des gosses, des chansons, etc… Merde quoi ! Il y avait aussi des réalisateurs qui n'étaient pas des imbéciles et qui essayaient de faire des films historiques mais même ces histoires étaient chamboulées pour plaire au général Franco. Ils ont essayé de me mettre aussi dans cette soupe mais j'ai refusé violemment. C'est pour ça que je me suis réfugié dans le cinéma d'épouvante, c'est un des genres les plus nobles et les plus intéressants du cinéma..."
Dans les Griffes du Maniaque (1965): trop érotique pour le Caudillo, pas encore assez pour Jess !
"Lorsqu'on essayait de faire quelque chose de bien et d'intéressant et qu'ils s'en rendaient compte, ils interdisaient le film. Il faisaient même des choses plus méchantes, ils déclassaient les films dans la dernière des catégories. Tu n'avais pas le droit de sortir ton film dans les grandes salles mais dans les cinémas de quartiers en double programme. Ils tuaient le réalisateur. Ils ne l'ont pas fait seulement avec moi mais avec d'autres aussi. C'était l'équivalent du maccarthysme à Hollywood quand ils ont commencé à interdire des films, des réalisateurs et des comédiens formidables. Ils sont même allés jusqu'à changer les scénarios de films comme Mogambo de John Ford. C'était pathétique. Dans cette histoire, Monsieur Clark Gable était amoureux de sa femme mais ça donnait également l'impression qu'il avait une aventure avec une autre femme interprétée par Grace Kelly. Dans la version espagnole Grace Kelly est devenue la sœur de Clark Gable…"
"Bref, on en avait ras-le-bol, on faisait du cinéma plat qui n'avait plus aucun sens. Plus tard, on a commencé à avoir une certaine liberté concernant les images. Par exemple, montrer un fille en bikini était interdit en Espagne, mais à partir d'un certain moment, on pouvait les montrer dans cette tenue. Imaginez-vous quel exploit et quelle merveille c'était. C'était une évolution très très lente et très stupide mais concernant les choses importantes comme les problèmes sociaux ou politiques, il n'y avait toujours pas d'ouverture."
Le Fürher Adolf Hitler et le Caudillo Francisco Franco: ils se sont toujours fait une certaine idée du cinéma... "Personnellement, je n'ai pas voulu rester, je n'ai pas voulu être le camarade de cette bande de salauds, alors je suis parti d'Espagne. J'y suis revenu deux ou trois fois parce que je ne me suis pas fait officiellement bannir, mon nom n'était pas un nom à tuer mais tout simplement un nom à ne pas laisser travailler. Comme j'ai vu que tout était toujours pareil, je suis reparti. Je ne suis rentré définitivement que lorsque les socialistes ont repris le pouvoir."
Le début de Venus In Furs, exploration et expérimentation de Jess Franco... Un classique du cinéma onirique, que semble avoir regardé David Lynch...
En 1969, à l'époque de
Venus In Furs, Jess Franco a déjà quitté l'Espagne franquiste pour tourner avec une plus grande liberté dans le reste de l'Europe. Il va alors réaliser des films plus expérimentaux, plus ou moins improvisés.
Suite de l'étude sur Jess Franco:
Jess Franco, acte 1: présentation du cinéasteJess Franco, acte 2: les premiers filmsJess Franco, acte 3: la collaboration avec Orson WellesJess Franco, acte 5: le cinéma libre de Jess Franco (1967-1971)Jess Franco, acte 6: depuis les années 70, érotisme et fantastiqueJess Franco, acte 7: depuis les années 70, le WIPJess Franco, acte 8: les héritiers de Franco