lundi 16 février 2009

Sur la poésie de Bernard Delvaille (6/7)

Poète élégiaque, Bernard Delvaille s'est détaché au fil des ans d'une poésie plaintive. Dès les années 70, le poète fait preuve de plus de retenue et d'économie de mots. Cette économie de mots dans Faits divers, La Dernière légende lyrique ou Panicauts tend à faire penser que le silence guette à l’horizon. Ceci va de pair avec la mise en page des recueils et dans l’utilisation du blanc dans le poème (notamment avec des grandes marges). Poésie du mutisme et de l'effacement ?


Le blanc est connu pour symboliser la pureté, ce qui est également le cas pour Bernard Delvaille, qui l’utilise dès ses premiers poèmes. Dans une de ses pièces composée à 15 ans, Le Marchand d’éventail, il évoque à plusieurs reprises « une volée de cygnes blancs », cygnes que l’on retrouvera dans Le Vague à l’âme de la Royal Navy et des poèmes de la section Voyages. Le désir de pureté s’effectue comme une recherche de l’absolu et d’une absolution non pas religieuse mais empreinte d’une légitimité poétique qui transcende toute idée de dogme. Dans Blues, on peut compter quatre occurrences du blanc, dont:

la neige de six heures du soir

les lilas blancs de la nuit sourient aux yeux hagards


encore une lueur de neige

encore un espoir pour la nuit


La neige ou les lilas sont en relation étroite avec la noirceur de la nuit. La neige évoque dans la dernière citation, une chance pour le poète, une lumière dans la nuit.. Elle est aussi purificatrice et lave le poète déambulateur de ses péchés lors de ses nuits d’ivresse passées de bars en bars à tromper l’ennui et trouver l’amour. On reprend les topoï déjà exprimés par Thomas de Quincey ou Blaise Cendrars sur la prostitution et la sainteté: l’un avec Ann à Londres, l’autre avec Jeanne dans la Prose du Transsibérien. Or plusieurs poèmes de Bernard Delvaille évoquent des amours débridés et éphémères. Cette purification prend parfois une tournure plus funèbre. Quand

le linceul de l’aube est terrible


c’est l’ambiguïté entre mort et renaissance qui s'exprime.

Blaise Cendrars (1887-1961): le Transsibérien et la petite Jeanne de France sont derrière lui.

Comme la neige, le linceul lave le poète de ses excès. Dans Le Vague à l’âme de la Royal Navy, la fin du poème convoque la Mort d’une façon mystérieuse, habillée de blanc, comme une promesse de paix et de pureté. Les poèmes de Mark B. Thomson, enseigne de la Royal Navy, sont commentés par une personne qui possède ses cahiers d’écriture. Dans ses commentaires, cette personne nous commente la disposition des poèmes sur les cahiers et mentionne à plusieurs reprises des pages blanches, nombreuses. Dès le début de ce recueil, on lit:

Suivaient, dans le carnet, des pages blanches que cette édition ne reproduit pas. Une dizaine de pages blanches… comme si le temps… sans nulle trace… pages blanches de bonheur peut- être, peut-être… inhabitées… Tel un glacier…


C’est au lecteur d’imaginer les pages blanches, de faire sa propre édition mentale des cahiers. Le commentateur évoque deux éléments importants: l’attente et le bonheur. Cette attente suggère ce passage du récit Les Derniers Outrages (1982): « Les pages de l’agenda de rendez-vous sont blanches, désormais. Il n’ y a plus que l’attente ». Le rapport entre écriture et apaisement en est d’autant plus renforcé. Pour en revenir au texte du Vague à l’âme, est-ce une volonté d’assimiler la page blanche à une peau vierge, dans un désir d’érotisme sublimé et de communion charnelle transposée dans l’écriture (plutôt la non-écriture) ? Est-ce une attente de l’inspiration ? Les pages seraient alors laissées volontairement blanches pour signifier matériellement l’attente et le temps qui passe, laissant stériles les idées du poète. L’image du glacier renforce cette stérilité, cette distance entre le poète et sa pensée figée. Il devient difficile de quantifier en jours l’attente du poète. Le nombre de pages blanches n’est d’ailleurs pas précisé. Cet indéfini allié au vide des pages créé dans la tête du lecteur ( et sûrement dans celle du poète) une quasi-intemporalité - du moins, un temps mort, une rupture linéaire - qui se rapproche de la suite abstraite du recueil, après la « dépossession » de Mark B. Thomson et le début de sa poésie abstraite et des pages blanches qui continuent de s’accumuler.

Deux pages blanches, une bonne et une mauvaise


lit-on plus loin.

Exemple de mutisme: Syd Barrett, pop star en 1967. Il se tait après 1971. Reste une œuvre courte mais magnifique.

Peut-on se risquer à interpréter cette phrase simple et mystérieuse ?. Une page serait-elle due à un oubli ou à l’oisiveté tandis qu’une autre serait le fruit d’une réflexion qui aboutirait à un poème vierge, épuré de tout mot ? C’est une hypothèse. Ceci dit, l’expression invite à la réflexion. Peut-être est-ce au lecteur d’imaginer le poème ?

Des pages blanches en elles-mêmes, on peut passer à un dernier stade d’interprétation du blanc dans la poésie de Bernard Delvaille: le silence. Un silence qui mime le trépas, la page tenant lieu de tombeau. Un silence déstabilisant qui participe de l’intemporalité. Bernard Delvaille assimile la neige au silence comme l’a fait en son temps Jean Cocteau dans cet « Éloge de la neige » :

Le silence est-il pas un aspect de la neige ?
C’est par lui que la neige aveugle se protège,

Elle a le silence comme un cygne le chant.


Il est d’ailleurs intéressant de voir que Jean Cocteau termine en introduisant la figure du cygne, également présent chez Charles Baudelaire et Stéphane Mallarmé, où il symbolise le refus du contact, l’isolement et le culte de la beauté. Tout comme Bernard Delvaille dans un des poèmes de Mark B. Thomson:

Quel pan lâché de voile à la nuit claire
s’abattra sur l’expérience tard-venue

Un nuage encore dans l’envol des cygnes

proclame: se méfier ! Tout bonheur est fêlé



La figure du cygne s’apparente à la figure de Mark B. Thomson: l’un et l’autre s’isolent, se taisent et couvent un chant final mortel: le fameux chant du cygne ou les trois vers testamentaires laissés à l’aube par l’ancien enseigne de la Royal Navy. C’est encore sur l’intemporalité provoquée par la neige que Bernard Delvaille écrit dans son Journal:

Il neige. J’écoute des sonates de Beethoven. La neige sur les arbres silencieux, les oiseaux noirs, la musique, quelle différence y a-t-il entre 1820 et 1958 ? Il y a des instants où c’est l’éternité qui se dévoile.


Ce même

chant de neige
de Kathleen Ferrier

pavillon de porcelaine

blanche et verte


de La Dernière légende lyrique.

Kathleen Ferrier (1912-1953), cantatrice britannique: "... and listen death from above".

Un chant soluble, froid et inhumain, fragile, qui, encore, évoque la virginité, comme si rien n’avait eu lieu. Maurice Blanchot écrit: « Il n’est même jamais sûr que le mot littérature ou le mot art réponde à rien de réel, rien de possible ou rien d’important. Cela a été dit: être artiste, c’est ne jamais savoir qu’il y a déjà un art, ni non plus qu’il y a déjà un monde ». Une position de retrait et d’effacement du sujet lyrique qui mène à la rupture, tout ceci composant une écriture du silence.

Suite de l'étude: 1 - 2 - 3 - 4 - 5 - 7
Biographie et bibliographie de Bernard Delvaille: ici.

2 commentaires:

Unknown a dit…

Ce que vous avez écrit, Tomblands, est magnifique. Si je vous l'écris de la bibliothèque nationale où je finis à l'instant de lire quelques poèmes de Bernard Delvaille, c'est parce que je trouve désolant de constater qu'aucun écho n'a salué vos textes! Jean-Loup Lafont

Unknown a dit…

Oui, ce que vous avez écrit sur Bernard Delvaille, est magnifique!