lundi 26 décembre 2016

Nick Kent - Apathy for the Devil, a 1970's Memoir

Une quinzaine d’années après son recueil Dark Stuff (L’Envers du Rock en français – et qui comprend des articles formidables sur Brian Wilson, Syd Barrett, Keith Richards ou les Happy Mondays), Nick Kent a publié en 2010 ses mémoires des années 1970 : Apathy for the Devil. Le titre parle de lui-même : dans les années 1970, l’innocent rock des sixties était vraiment passé dans le côté obscur, avec ses histoires de dope, de violence, de cynisme et de star system putassié.



Pour Nick Kent, les années 1970 ont débuté en janvier 1972, avec l’apparition de David Bowie, grimé en Ziggy Stardust, et rencontrant un succès international étonnant. 1972 correspond également à la fin des années 1960, selon Anrew Loog Oldham, manager des Rolling Stones de 1962 à 1967. Oldham souligne que, entre 1967 et 1972, l’époque commençait déjà à être plus préoccupée par l’argent et la pérennité de la mode rock. Le rock était devenu un métier à part entière, une carrière, un salariat, et, pour certains, une mine d’or. Les petites frappes vaguement provocatrices des sixties se sont progressivement transformées en êtres viciés, venimeux et vaniteux, comme un personnages pervers issu d’un roman de Jean Lorrain. Les années 70 sonnent comme la fin d’une utopie hédoniste, innocente et subversive. Il faudra l’arrivée du punk vers 1976 pour jeter un coup de pied dans cette idéologie bourgeoise bien huilée. Un coup de pied bien bref, il est vrai, d’autant plus vain quand on compare les dérives marchandes de la musique des années 80 à celles des années 70. C’est donc dans cette époque tourmentée que Nick Kent nous emmène.

Si les 100 premières pages s’attardent sur l’initiation au rock de Nick Kent dans les années 1960 et dressent un panorama large de la scène musicale de l’époque (des MC5 au Grateful Dead, en passant par Can et Captain Beefheart), le reste du livre est divisé en chapitres-années, dont voici quelques passages marquants ou anecdotiques.

1972


Nick Kent écrit ses premiers articles pour le New Musical Express, dont les faibles ventes menacent l’existence. Avec une poignée d’autres journalistes, Nick Kent est chargé de donner du sang neuf au journal et capter le zeitgeist, l’ère du temps, pour attirer des nouveaux lecteurs. A la fin de l’année, soit à l’âge de 21 ans et quelques mois après ses débuts professionnels, Nick Kent va même interviewer Led Zeppelin, alors le groupe-phare du Royaume-Uni. Les choses étaient bien simples à l’époque…

1973


Au cours d’un séjour aux États-Unis, Nick Kent fait son pèlerinage chez Lester Bangs, le célèbre critique pour le journal Creem, fan du Velvet Underground et de Lou Reed, défenseur du rock le plus exigeant. On apprend que c’est à Detroit, en compagnie de Lester Bangs, que Nick Kent écouta pour la première fois le dernier album des Stooges, Raw Power. Au cours de son séjour américain, il rencontre également Iggy Pop et David Bowie. Tout réussit au premier, rien ne va pour le second, en voie de clochardisation et de démence toxique. Incroyable : Iggy Pop est toujours en vie !

1974


Nick Kent rencontre pour la première fois, à Paris, lors d’un concert des New York Dolls, Malcolm McLaren, le futur manager des Sex Pistols. On apprend que McLaren ne s’est pas du tout intéressé au rock entre 1963 et 1974 ! Beatles, Rolling Stones, Who, Bob Dylan, Jimi Hendrix, etc… inconnus au bataillon ! Pour un Londonien branché, c’est bien le comble ! C’est également en 1974 que Nick Kent écrit son fameux article sur Syd Barrett, le fondateur de Pink Floyd, plongé dans une nébuleuse lysergique irréversible depuis 1970.

Syd Barrett en couverture du NME le 13 avril 1974

1975


Nick Kent commence à être sérieusement accroché à la cocaïne et à l’héroïne. Il fait brièvement partie des Sex Pistols, en juillet-août, en tant que guitariste. A l’époque, le groupe est composé de Steve Jones, Paul Cook et Glen Matlock. Johnny Rotten ne fera son apparition qu’en octobre. Nick Kent écrit un long reportage sur Brian Wilson, autre génie du rock cramé par le LSD et la paranoïa, dès 1967 – ce qui ne l’empêcha pas d’enregistrer encore quelques bons albums avec son groupe, les Beach Boys : Friends en 1968, Sunflower en 1970 et Surf’s Up en 1971.

1976


Venu saluer John Cale aux studio d’Island Records à Basing Street, Nick Kent croise Bob Marley et ses potes rastas, dans les toilettes, en train de fumer un spliff « gros comme une branche d’arbre ». OK. En juin, au 100 Club, pour faire la promotion des Sex Pistols, Malcolm McLaren charge Sid Vicious, un fan du groupe, de dérouiller Nick Kent avec une chaine de vélo. Sympathique.

1977


Junkie à temps plein, Nick Kent passe ses journées à chercher de la dope et à se défoncer. Dans ses pérégrinations, il rencontre fréquemment Sid Vicious et sa groupie Nancy Spungen. Sid s’est excusé pour l’altercation du 100 Club. Sid est un véritable crétin. Iggy Pop fait son grand retour, chaperonné par David Bowie. Keith Richards se fait serré à Toronto pour détention de stupéfiant, la tournée américaine de Led Zeppelin tourne à la catastrophe, dans un tourbillon paroxystique de violence et dédain. Du grand n’importe quoi, ces années 1970…

Sex Pistols en couverture du NME le 26 mai 1977

1978-1979


Les Sex Pistols explose en plein vol, les Clash reprennent le flambeau. Nick Kent raconte avoir rencontré Joe Strummer pour la première en août 1969, au Plumpton Jazz and Blues Festival, à un concert de… King Crimson !

Apathy for the Devil recèle de bien d’autres anecdotes. Une lecture plus que recommandée.

[Article initialement publié le 2 février 2011]

Interview avec Pierre Reinhard et Christophe Bier sur le cinéma pornographique


La conversation avec Christophe Bier, éditeur en chef du Dictionnaire des films français pornographiques et érotiques 16 et 35 mm fut l’occasion de croiser le réalisateur Pierre B. Reinhard, venu chercher l’exemplaire du Dictionnaire pour Jean-François Davy, célèbre réalisateur des années 70, à qui l’on doit notamment Q (1974), Exhibition (1975) et Prostitution (1975). A l’entretien liminaire avec Christophe Bier, succède donc cette discussion croisée entre Christophe Bier et Pierre B. Reinhard. Où l’on aborde la carrière de Reinhard, de ses débuts à ses dernières productions pour Canal +, en passant par le virage des années 80 et la portée sociale des films pornographiques.

Parmi les réalisations de Pierre B. Reinhard (parfois sous le pseudonyme de Mike Strong), on peut noter Entrecuisses (1977), Trois Bavaroises à Paris (1981), Baisez les otages (1981), Délices d’un sexe chaud et profond (1982), Voluptés anales (1986) ou James Bande contre OS.Sex 69 (1986).

Vous venez de tourner un film pour les fameux premiers samedis du mois de Canal +. Le cahier des charges de la chaîne cryptée, très strict, n’est-il pas trop contraignant ?

Pierre Reinhard : Pas du tout. Ce cahier des charges me convient parfaitement. J’aime bien les choses très clean, ce n’est ni graveleux ni sale. Je n’ai pas envie de participer à la dégradation humaine, au contraire, je mets plutôt les filles sur un piédestal pour les magnifier. Canal +, c’est du « soft hard » qui me convient.

Pouvez-vous nous raconter vos débuts dans le cinéma ?

Pierre Reinhard : J’ai commencé à réaliser en 1977 mais je suis entré dans le milieu du cinéma bien plus tôt, à l’époque où j’étudiais les Beaux Arts en section peinture, vers mes 15-16ans. Je travaillais alors comme stagiaire « surnuméraire » sur des grosses productions comme Le Cerveau de Gérard Oury, avec Jean-Paul Belmondo et Bourvil (1969) ou La maison sous les arbres de René Clément, avec Faye Dunaway (1971). Quand il y avait des scènes de nuit ou de jour avec de la foule, je me servais de walkies-talkies pour bloquer des routes, pousser un groupe de figurants.

A la même époque, j’avais également monté un atelier de cinéma avec un ami qui était au département photo des Beaux Arts. Nous avions comme projet de stocker des photos des élèves. On faisait des courts métrages sur l’école. Puis, j’ai voulu faire du montage, ce qui était capital pour moi parce que j’entendais de ci de là des réalisateurs qui n’étaient pas très contents de leur monteurs. Je me suis dit : « si un jour je suis réalisateur, il faudrait que je sache monter ». J’ai donc fait du montage pendant deux ans avec les frère Kikoïne, Gilbert et Gérard, qui m’ont tout appris sur le fil du rasoir. Ils m’ont donné carte blanche, j’ai fait plein de montages pour d’autres réalisateurs, dont des films traditionnels, avant de monter mes propres films.

Un jour, je me suis mis à monter un film de Francis Leroi qui m’a demandé si je n’avais pas envie de réaliser mes propres films. Je n’avais pas donné suite à ce moment mais six mois plus tard, il est revenu avec un autre film en me demandant si j’avais réfléchi. Je lui ai répondu que ça m’intéressait et que je connaissais un ami qui travaillait comme nègre aux éditions RTL. J’ai parlé à cet ami et on a écrit le scénario du film Entrecuisses, avec Brigitte Lahaie (1977) qui a été un succès. A la suite de cela, plusieurs productions m’ont appelé et je me suis collé un X dans le dos.

Christophe Bier : C’est dans Prenez la queue comme tout le monde (1973) que tu as débuté avec Jean-François Davy ?

Pierre Reinhard : Absolument. J’ai ensuite travaillé comme assistant en 1974 sur L’Amour à la Bouche de Gérard Kikoïne. Il m’a dit : « Aide-moi à faire le film et je t’apprends à faire le montage ». C’est comme ça que j’ai commencé à faire des montages.



Quelles sont les différences entre le cinéma pornographique des années 1970 et celui des année 2000 ?

Pierre Reinhard : Depuis 5 ou 6 ans, la technologie a permis d’approcher une image presque fidèle du 35 mm.Au début, le format vidéo n’était pas terrible mais très économique. A l’époque de la pellicule, quand on déclenchait la caméra, on savait qu’il y a un ou deux mètres de pellicules qui défilaient, et quand on connait le prix et les retombées post-tournage (développement, tirage des copies, etc.), c’était très lourd. Aujourd’hui, on peut tourner sans se poser de question. Une cassette DV veut 2 euros pour une heure de bande en HD. On peut laisser tourner la caméra, il y a plus de souplesse.

Outre cette évolution technologique, on peut dire qu’il y eu une escalade sans limite vers le hard. Après 1981, j’ai refusé de tourner plusieurs films. Dès que Mitterrand est arrivé, il y a eu une application de la loi X votée sous Giscard qui a été appliquée à la lettre. Avant cette loi, un film pouvait sortir en version X et en version soft en même temps, ce qui permettrait d’obtenir des subventions. Quand la loi est passée, les budgets ont été divisés par dix. Certains se sont mis à faire des films en une journée. Moi, je ne sais pas faire des films en une journée. Mes premiers films ont été tournés en trois semaines. Après, ça c’est réduit, je tournais en huit jours. J’ai fait un film qui me plait beaucoup d’ailleurs, La Voisine est à dépuceler (1983) en un jour et demi [ndla : dans le Dictionnaire des films français pornographiques et érotiques 16 et 35 mm, la notice de film se termine ainsi : "la lumière inonde les scènes finales, amplifiant la montée du plaisir et de la dilution des personnages dans une sorte d'orgie solaire que n'aurait pas reniée Georges Bataille"]. Ça relève du miracle.

Au niveau de l’escalade dans le sexe, on m’a demandé des choses innommables que j’ai jamais voulu faire. Aujourd’hui, c’est de nouveau très difficile : avec tous les sites Internet, on peut visionner gratuitement des séquences ou des films entiers. Faire des films de qualité, si l’on n’a pas d’argent, c’est impossible. Il n’y a qu’une seule chaîne de télévision au monde, Canal +, qui paie encore pour pouvoir faire des films corrects. Sans ça, on ne ferait que du gonzo bas de gamme. Cela représente une diffusion de 12 films par an. Mais les films coûtent plus cher que ce que Canal + les achète. Vu le cahier des charges de la chaîne, c’est difficile de faire du prix coûtant. Si l’on veut des beaux décors, des belles filles, du maquillage, du son, un casting prestigieux et un scénario, cela finit par coûter assez cher. Si l’on a pas les financements, on tourne des gonzos. J’en ai ait beaucoup pour le kiosque : des séries de dix parfois. Ça allait encore quand on me payait correctement mais maintenant il y a de moins en moins de clients qui achètent des films sur le kiosque. Donc le prix d’achat a encore baissé. A un moment, s’ils achètent un film 2.500 euros… Un petit gonzo avec une histoire et cinq scènes, ça coûte au minimum 5.000 ou 6.000 euros. Donc on arrive dans une impasse.

[Pierre Reinhard s'absente quelques instants]

Je trouve le cinéma pornographique des années 70 immédiatement identifiable, surtout en raison des décors, des vêtements et des mœurs mis en avant. Je pense d’ailleurs la même chose pour les films de Claude Sautet et Éric Rohmer. Par exemple, lors des scènes tournées sur les lieux de travail, on ne voit jamais les acteurs travailler mais plutôt le patron s’amuser sous le bureau avec sa secrétaire.

Christophe Bier : Dans les années 1970 peut-être mais il y a des exemples de films pornos tournés après 1981-1982, où le chômage commence à progresser, où il y a des scenarii avec des gens qui errent dans les rues, qui espèrent gagner au loto parce qu’ils ne font rien de leur journée… On trouve des préoccupations qui sont toujours liées à l’époque. Une des vertus du Dictionnaire des films français pornographiques et érotiques 16 et 35 mm est de montrer que le porno standard n’existe pas. Par exemple, il y a un porno d’Alain Payet tourné dans une usine où les ouvriers faisaient grève. Sinon, c’est vrai que dans les années 1975-1980, il y avait un courant un peu bourgeois où l’on voyait toujours un peu le même type de représentations sociales, le patron, la secrétaire, des gens qui n’avaient pas trop de problèmes, comme dans le cinéma traditionnel de l’époque. Le porno gay était un peu plus ancré dans une réalité sociale difficile, peut-être parce qu’à l’époque les homosexuels étaient dans un combat pour leurs droits. Il y a un porno qui se passe aux Buttes Chaumont, puis dans le métro avec une véritable scène non simulée dans un wagon. Ce sont des choses qu’on ne voit pas dans le porno classique.

Le Cri de la chair de José Benazeraf (1962)

On peut évoquer le cas de José Benazeraf, surnommé le Godard du porno ?

Christophe Bier : José Benazeraf aimait bien provoquer. Mais derrière la provocation, il y avait parfois des choses assez étonnantes. Il aimait bien parsemer ses films de discours politiques, de références philosophiques où il parle de Bernard-Henri Levy dans Hurlements d’extase (1979). Il bousculait les conventions. Il faisait déjà ça dans les années 1960 avec ses films érotiques.

[Pierre Reinhard revient et la discussion revient sur l’aspect social des films pornographiques]

Christophe Bier : Dans les années 1980, on trouve beaucoup de road movies avec des gens paumés, qui reflètent les problèmes sociétaux de l’époque. Le porno n’est pas confiné dans une bulle, ou alors dans la bulle du gonzo, entre quatre murs. Et encore, même là, je pense qu’on pourrait déceler des indices sociologiques.

Pierre Reinhard : Je viens de tourner deux films. Dans le premier, le gars sort de prison, il fait de l’auto-stop et débarque à Guiberville, dans la Manche pour chercher du boulot. J’aime bien l’ascension sociale, c’est un peu rêve. Le second film parle d’une fille dont le père meurt. Sa demi-sœur veut absolument vendre la maison familiale mais la fille refuse. Son copain qui est palefrenier lui dit : « ma grande si tu veux garder quelque chose, il faut que tu travailles ». Donc, elle cherche du boulot et travaille dans un salon de coiffure. Finalement, elle apprend qu’elle hérite d’un empire comme l’Oréal. J’aime bien ce côté conte de fées.

[Entretien initialement publié le 10 juin 2011]

Le Dictionnaire des films français pornographiques et érotiques en 16 et 35 mm

Le Dictionnaire des films français pornographiques et érotiques en 16 et 35 mm vient d’être publié aux éditions Serious Publishing, après un travail de 10 ans. Ce dictionnaire essentiel est né sous l’impulsion et la ténacité de Christophe Bier, aidé d’une vingtaine de collaborateurs pour rédiger les résumés et les notules critiques.

Ce dictionnaire, un pavé bien saignant de 1.200 pages, présente et commente 1.812 films érotiques et pornographiques français, d’A bout de sexe à Zob, zob, zob. 16 et 35 mm obligent, l’essentiel des films ont été distribués entre 1975 et 1985, même si l’on trouve des films érotiques datant des années 1910 aux années 1960. Si ce dictionnaire est avant tout savant et scientifique, il fait penser à l’Encyclopédie des Lumières : à l’objectivité des descriptions techniques (production, distribution, réalisation, musique, distribution, titres alternatifs…) succède la subjectivité des rédacteurs, commentant et analysant des films comme Luxure (1975), Viens, j’ai pas de culotte (1982) ou Outrages transexuels des petites filles violées et sodomisées (1985). Ce dictionnaire est donc essentiel pour tout amateur de l’érotisme et de la pornographie gauloises, ainsi qu’aux cinéphiles obsessionnels. Disons-le tout de go : ce dictionnaire fera date. Il est tiré à 1.500 exemplaires, précipitez-vous ! Pour en savoir plus sur ce travail titanesque, nous avons interrogé Christophe Bier, rédacteur en chef du dictionnaire.

Karine Gambier dans Echanges de partenaires de Frédéric Lanzac (1976)

L’idée de ce dictionnaire est apparue il y a onze ans au cour d’un dîner avec quatre amis. Était-ce d’abord une idée en l’air ou un véritable projet raisonné ?

On avait vraiment envie que ce livre existe. Pourquoi ai-je dit qu’il suffisait de le faire ? J’avais déjà publié en janvier 1999 chez Monster Bis un fanzine sur Eurociné tiré à 400 exemplaires où chaque film était minutieusement décrit. En tant qu’amateur de livres, j’étais également un grand admirateur des catalogues de Raymond Chirat. J’aime beaucoup les catalogues d’ailleurs, les catalogues de films et les ouvrages de bibliophilie. C’est quelque chose qui m’a plu très tôt : j’ai dû acheter mes premiers catalogues de Raymond Chirat quand j’avais 16 ou 17 ans. J’ai toujours été habité par cette soif d’exhaustivité.

Mon rêve est d’avoir des catalogues sur toutes les cinématographies du monde. On est plutôt bien servi sur le plan anglo-saxon mais, par exemple, il manque encore un livre entier sur le cinéma allemand. Beaucoup de sujets sont laissés à l’abandon.

Les gens présents à ce dîner étaient tous des lecteurs de la Saison cinématographique, ce numéro annuel qui sortait par la Revue du cinéma et qui passait au crible tous les films sortis, y compris les films pornos. D’ailleurs, trois des rédacteurs de la Saison cinématographique ont repris du service pour ce dictionnaire. On s’est dit qu’il fallait une Saison cinématographique qui regrouperait tous les films pornos. Par la suite est venue l’idée d’élargir le spectre vers l’érotisme.

Comment s’est faite la constitution de l’équipe ?

Ça s’est fait sur les 10 ans. Certains rédacteurs sont même arrivés il y a à peine un an. Certains ont beaucoup écrit en un an. D’autres rédacteurs ne se sont engagés que sur une poignée de textes. Il y a quelques « invités » qui sont intervenus pour un seul texte ciblé. Par exemple, la notule de Tarzoon la honte de la jungle [film d'animation de Picha et Boris Szulzinger, 1974] a été écrit par un spécialiste de la bande-dessiné, Bernard Joubert. Un des rares films vraiment érotiques des années 1940, Le Destin exécrable de Guillemette Babin [de Guillaume Radot, 1947] a été chroniqué par François Angelier. Un film japonais détourné par les situationnistes, Les Filles de Ka-Ma-Rê [de René Viénet, 1974], a été écrit par un des exégètes de Guy Debord, Shige Gonzalvez.

Sinon, il y a des rédacteurs qui ont fait dix textes, d’autre trente. Il y a des acharnés qui en ont fait cent-trente ou deux-cents. Edgar Baltzer, qui en a fait deux-cents, est arrivé dans l’histoire du dictionnaire en 2006.

Sur dix ans, ça a été une aventure. Certains se sont reposés à un moment donné, puis sont revenus. Jusqu’aux dernières années, j’ai continué à solliciter de nouvelles personnes. J’ai même eu la chance il y a deux ans d’entrer en contact avec quelqu’un qui cherchait des pornos gays, Hervé Joseph Le Brun, qui est maintenant un des programmateurs du Festival de films gays, lesbiens, trans et + de Paris. En 2009, il a réalisé un documentaire sur le porno gay français des années 1970, Mondo Homo. C’était la personne la plus compétente dans ce domaine parce que le porno gay est un sujet particulièrement ardu, une terra incognita, un ghetto dans un ghetto.

Brigitte Lahaie et Danielle Troger dans La Rabatteuse de Burd Trandbaree (1978)

Y a t-il beaucoup de films perdus dans le porno ? Les films sont-ils conservés, comme les films dits traditionnels ?

Un des problèmes, ce sont les gens qui font des films pornos. Ce ne sont pas forcément des artistes, ce sont souvent des commerçants, des marchands de pellicule, qui déconsidèrent leur travail ou celui des autres, qui n’ont pris aucun soin pour conserver leurs films. Quand la vidéo est arrivée, ce qui avait un intérêt à leurs yeux, c’était le master vidéo maintenant c’est le master numérique. Il y a des films qui ont dû se perdre. Sans compter ce phénomène des films remontés.

Il faudrait faire un état des lieux et que l’État attribue des subventions pour que les Archives du film sauvegardent des films. Ça paraît de l’hérésie de dire cela. A mon avis, toutes les cinémathèques ont des films pornographiques, je n’ai pas frappé à toutes les portes pour faire mes recherches. Les cinémathèques n’ont pas de problèmes avec le porno, elles sont dans l’optique de Henri Langlois qui est de sauvegarder les films quels qu’ils soient. Mais cela ne dépend pas d’elles de considérer la pornographie comme un terrain en péril qu’il faut sauver, c’est à un niveau politique que ça doit se décider. Après avoir fait le « Plan nitrate » pour sauvegarder les films en nitrate, sauvegardons les films pornos parce qu’ils sont dans un état de délabrement total. Mais ça m’étonnerait que ce soit une priorité. Si ça devenait une priorité, ce serait très dur d’imposer aux yeux du public que l’argent de l’État serve à restaurer des films pornos. Bois-d’Arcy [ville des Yvelines qui s'occupe de restaurer les archives françaises du film] a restauré énormément de pornos clandestins mais s’est fait taper sur les doigts par des associations. Quand Bois-d’Arcy restaure un film, le but du jeu, c’est de le montrer. Ces films ont été projetés lors d’une nuit du sexe à la Cinémathèque française, quand elle était au Palais de Chaillot, et il y a eu quelques courriers de protestations.

A propos de la Cinémathèque française, une soirée érotique et pornographique est organisée le 11 juin, à l’occasion de la sortie du dictionnaire. Pouvez-vous nous en parler ?

Trois films seront projetés : cela commencera par une comédie soft de Max Pécas, Sexuellement votre (1974), qui sera suivie par un film surprise de Serge Korber sorti en 1975 et condamné à la destruction à l’époque. La soirée se terminera avec la projection de Maléfices pornos (1977) d’Éric de Winter, une véritable curiosité, un film inclassable.

Maléfices pornos d'Eric de Winter

***

Note : Maléfices pornos est véritablement un objet filmique non identifié. Le film a été offert aux souscripteurs du Dictionnaire des films français pornographiques et érotiques en 16 et 35 mm. Le dictionnaire reproduit les commentaires de la Commission de contrôle cinématographique sur le film d’Éric de Winter : « Ce film pose un problème d’une gravité hors du commun. En dehors des images lourdement et précisément sexuelles, développées dans les modalités les plus sordides – le film se hisse très rapidement à un niveau qui excède le simple classement sur la liste des pornographiques au sens des articles 11 et 12 de la loi du 30 décembre 1975. Il se charge, en effet, de séquences de cruauté et de sadisme – tortures ; scènes de sang ; sévices sexuels – de racisme – une longue scène où un homme noir est complaisamment réduit à l’état d’objet sexuel – de terreur enfin – la vision de l’épouse plongée nue et inconsciente dans un bain d’acide sulfurique. En dépit de l’insigne médiocrité de la réalisation qui en assourdit l’effet, la Commission de contrôle a considéré que ce film déshonorant ne représentait pas seulement une atteinte à la personne humaine, mais un danger pour l’intégrité mentale et psychique d’une part importante du public même adulte. Elle a estimé, en conséquence, à l’unanimité, que le seuil de l’interdiction totale était atteint ».

Lire également : entretien croisé avec Christophe Bier et Pierre B. Reinhard sur le cinéma pornographique français

[Entretien initialement publié le 6 juin 2011]

Xenophon, l'Armée Rouge Japonaise et le cinéma d'avant-garde

Le cinéma révolutionnaire d’extrême gauche japonais de la fin des années 60, incarné par Koji Wakamatsu et Masao Adachi, ainsi que l’activisme terroriste de l’Armée Rouge Japonaise, suscitent depuis quelques mois un regain d’intérêt : en plus de rétrospectives et de livres consacrés à Koji Wakamatsu et Masao Adachi, on constate la sortie de trois documentaires : Children of the Revolution de Shane O’Sullivan, Il se peut que la beauté ait renforcé notre résolution – Masoa Adachi de Philippe Grandrieux, et enfin, L’Anabase de May et Fusako Shigenobu, Masao Adachi, et 27 années sans images d’Éric Baudelaire, qui nous a accordé un entretien. Retour sur ce mouvement politique méconnu en France.


Du Japon à la Palestine... des manifestations étudiantes au terrorisme international


Revenons d’abord sur quelques points historiques afin d’expliquer l’essor de l’Armée Rouge Japonaise , racontée en détails par Michael Prazan dans le livre Les Fanatiques, histoire de l’Armée Rouge Japonaise. En avril 1968, plus de 200 universités se mettent en grève après la découverte d’un scandale financier à Nichidai, l’université la plus défavorisée de Tokyo. Dans un contexte politique particulièrement violent où des étudiants nationalistes et d’extrême gauche contestent le renouvellement du Traité Mutuel de Sécurité Etats-Unis-Japon (AMPO) ainsi que l’engagement du pays du soleil levant dans la guerre du Vietnam, les manifestations tournent en affrontements entre les étudiants et les forces de l’ordre. Dès 1969, le mouvement se radicalise avec la création de la Faction Armée Rouge, une armée clandestine qui n’hésite pas à commettre des attentats contre la police et fomenter un attentat – déjoué – contre le Premier ministre japonais. Le 31 mars 1970, neuf membres de la Faction Armée Rouge détournent un avion de la Japan Airlines vers la Corée du Nord.

En 1971, la Faction Armée Rouge se sépare en deux branches : l’Armée Rouge Unifiée et l’Armée Rouge Japonaise (ARJ). L’Armée Rouge Unifiée, dans une descente aux enfers mise en scène en 2008 par Koji Wakamatsu dans United Red Army, ne fera pas long feu. A l’occasion d’un camp de formation militaire, 14 membres de l’Armée Rouge Unifiée (dont une femme enceinte de huit mois) sont battus et torturés à mort par leurs camarades lors de séances d’autocritiques. Cette dérive morbide et grotesque se terminera par la prise d’otage d’une aubergiste par cinq membres de l’Armée Rouge Unifiée, retransmise en direct à la télévision. Bilan : neuf jours de prise d’otage et trois morts (deux policiers et un civil). Au Japon, cette histoire tragique met fin à l’activisme terroriste d’extrême gauche.

United Red Army de Koji Wakamatsu

Au même moment, Fusako Shigenobu et la douzaine de membres de l’ARJ sont au Liban, dans l’intention d’internationaliser son mouvement et de participer à la libération du peuple palestinien de l’oppression israélienne. L’ARJ se lie au Front Populaire de Libération de la Palestine (FPLP), une organisation marxiste créée par George Abache. Parmi les actions perpétrées par l’ARJ, on peut citer l’attentat de l’aéroport Lod de Tel Aviv le 31 mai 1972 (26 morts), la prise d’otages de l’ambassade de France à La Haye en 1974, et l’attentat à la voiture piégée devant l’ambassade des États-Unis à Naples le 14 avril 1988 (5 morts). Le 8 novembre 2000, Fusako Shigenobu est arrêtée à Osaka et condamnée à vingt ans de prison pour falsification de passeports et tentative d’homicide involontaire pour l’organisation de l’occupation de l’ambassade de France à La Haye. L’ARJ est officiellement dissoute. Voilà pour le volet politique et militaire de l’histoire.

Les vies secrètes de Masao Adachi et May Shigenobu


L’histoire de l’ARJ est liée à celle du cinéma indépendant et contestataire de la fin des années 60. Masao Adachi personnifie à lui seul ce lien entre cinéma et action directe. Après avoir réalisé des films expérimentaux, il rencontre le réalisateur et producteur Koji Wakamatsu, pour lequel il tourne des détournements de films documentaires médicaux (Abortion et Birth Control Revolution) et des films politiques érotico-anarchistes (Sex Game et Female Student Guerilla). Il signe également les scenarii de plusieurs classiques de Wakamatsu dont Quand l’embryon part braconner (interdit au moins de 18 ans lors de sa ressortie en France en 2007) et Les Anges violés. Il joue également un second rôle dans La Pendaison de Nagisa Oshima (qui n’a pas encore réalisé L’Empire des sens).

Armée Rouge / FPLP : déclaration de guerre mondiale de Masao Adachi et Koji Wakamatsu

En 1971, Koji Wakamatsu, Masao Adachi, Nagisa Oshima et Kiju Yoshida (autre cinéaste d’extrême avant-garde) sont invités au Festival de Cannes. Avant de retourner au Japon, Wakamatsu et Adachi se rendent au Liban dans le but de filmer des résistants palestiniens. Ils font alors la connaissance de Fusako Shigenobu qui les présente à des représentants du FPLP dont l’écrivain Ghassan Kanafani et Leila Khaled. Après plusieurs semaines au Liban, en Syrie et en Jordanie, Wakamatsu et Adachi retournent au Japon pour monter le documentaire de propagande Armée Rouge / FPLP : déclaration de guerre mondiale. Il s’agit du dernier film d’Adachi jusqu’en 2007. En effet, en 1974, celui-ci retourne à Beyrouth pour filmer une suite à son film de propagande mais devient finalement membre à part entière de l’ARJ. Il vivra dans la clandestinité jusqu’à son arrestation au Liban en 1997 et son extradition au Japon en 2000. Emprisonné pour falsification de passeports, il est libéré au bout de 18 mois. En décembre 2010, la Cinémathèque française a organisé une rétrospective de ses films. Ne pouvant quitter le Japon – le gouvernement le lui refuse – Adachi s’est adressé au public français dans une vidéo (voir ci, de la 37è à 52è minute).

Une seconde personne a vécu dans la clandestinité pendant 27 ans : May Shigenobu, la fille de Fusako, née le 1er mars 1973 au Liban. En 2001, après l’arrestation de sa mère au Japon, May devient officiellement japonaise. En 2002, elle publie une autobiographie : De la Palestine au pays des cerisiers : 28 années avec ma mère, malheureusement seulement disponible en japonais. Interrogée en octobre dernier par la BBC, elle s’exprime sur sa vie clandestine au Moyen-Orient. Elle travaille actuellement comme commentateur politique, journaliste et spécialiste du Moyen-Orient pour la chaîne de télévision, Asahi Newstar. En 2010, elle apparaît dans le documentaire de Shane O’Sullivan, Children of the Revolution, consacré à deux personnalités du terrorisme des années 70 : Ulrike Meinhof et Fusako Shigenobu.

Fusako et May Shigenobu dans les années 1970

Masao Adachi et May Shigenobu sont les deux protagonistes du film d’Eric Baudelaire, L’Anabase de May et Fusako Shigenobu, Masao Adachi, et 27 années sans images.

Xenophon, Eric Baudelaire et l'anabase


Anabase est le nom donné depuis Xenophon au retour difficile, voire erratique, vers chez soi. Un terme approprié pour Masao Adachi, Fusako et May Shigenobu, qui sont donc « revenus » au Japon après 27 ans de clandestinité. L’Anabase d’Éric Baudelaire est une exposition en trois parties qui comprend une série d’affiches en monochrome noir (des portraits des membres de l’ARJ, des photographies d’enfance de May et des images extraites des films de Masao Adachi autour de la notion de la révolution) ; un catalogue établissant la chronologie de l’ARJ et expliquant la démarche d’Éric Baudelaire (disponible ici) ; et enfin un film de 66 minutes. Dans le catalogue de l’exposition, Jean-Pierre Rehm commente : « tournées en Super 8 mm, et comme dans la veine du fukeiron, des vues de Tokyo et de Beyrouth aujourd’hui se mêlent à quelques images d’archives, de télévision, à des extraits de films, pour dérouler le décor sur lequel les voix de May et d’Adachi vont faire remonter leur mémoire. Il y est question de vie quotidienne, d’être une petite fille dans la clandestinité, d’exil, de politique, de cinéma, et de leurs rapports fascinés. Pas une enquête, une anamnèse morcelée ».



Éric Baudelaire nous explique ici sa démarche.

La genèse du projet


« En 2008, j’étais pensionnaire à la villa Kujuyama à Kyoto. J’ai regardé de près l’histoire de la gauche japonaise, le mouvement étudiant contestataire, qui a eu une grande ampleur dans les années 1968-69. J’ai trouvé intéressante la manière dont ce mouvement s’est plus ou moins autodétruit suite à la décision d’entrer en clandestinité. J’ai ainsi découvert l’histoire de Fusako Shigenobu et son curieux départ pour le Moyen-Orient. En faisant des recherches, j’ai appris que Fusako avait eu une fille, May. J’ai commencé une série d’entretiens avec elle sans trop savoir où on irait. Deux ans plus tard, après avoir vu les films de Masao Adachi, j’ai compris l’importance de celui-ci en tant que scénariste, réalisateur et militant politique. Il y avait quelque chose à faire autour de ces deux histoires ».

Le fukeiron ou la « théorie du paysage »


« Je me suis intéressé au fukeiron, la « théorie du paysage », issue du film AKA Serial Killer, tourné en 1969 par un collectif de réalisateurs dont Masao Adachi, à la suite d’un fait divers : Norio Nayagama, un jeune homme de 19 ans, avait volé une arme dans une base militaire américaine et avait tué quatre personnes. Pour comprendre l’histoire de ce tueur, ils ont commencé à faire une série de repérages en filmant les lieux dans lesquels cet homme avait vécu de sa naissance à son arrestation. En filmant ces paysages, ils ont compris que ces repérages étaient le film lui-même. D’où la théorie qui veut que les structures du pouvoir se dissimulent dans les paysages et conditionnent les gestes des hommes. Après 1969, cette théorie n’a vraiment jamais utilisé. Adachi et Wakamatsu sont partis à Beyrouth en 1971 avec l’idée de faire un film autour de la théorie du paysage mais très rapidement leur film est devenu un documentaire de propagande ».

« J’aimais bien l’idée de réactiver cette théorie près de 40 ans plus tard pour la retourner sur son auteur, pour comprendre l’itinéraire de Masao Adachi, de May Shigenobu et de l’Armée Rouge Japonaise, en allant au Japon et à Beyrouth, dans les lieux où ils ont agi ».

La rencontre avec Masao Adachi


« Quand j’ai contacté Masao Adachi pour savoir s’il participerait au film, il m’a imposé une condition : que je filme certaines images pour lui lorsque je serai au Liban. Si Adachi me demande cela, c’est qu’il a l’idée que ces images remplaceront en quelque sorte celles qu’il a tournées (200 heures de pellicules) dans les années 70 et qui ont disparu dans un bombardement en 1982. Dans le dispositif de mon film, on comprend que certaines images qu’on voit sont des images de fukeiron d’Adachi qu’il m’a demandé de filmer. Quelque chose se joue entre le sujet et l’auteur du documentaire. Il y a une mise en abîme de la question de l’auteur à l’intérieur même du film ».

[Article initialement publié le 3 janvier 2012]