Bernard Delvaille (1931-2006) fut poète, prosateur, essayiste, diariste, traducteur et anthologiste. Sa poésie a été rassemblée en un seul ouvrage Œuvre Poétique en février 2006 soit trois mois avant sa mort à Venise. Ce qui suit sont des réflexions sur le syncrétisme développé par Bernard Delvaille dans sa poésie.
Prenant ses racines poétiques dans le début du siècle mais s’intégrant dans le monde de l’après-guerre, la poétique de Bernard Delvaille baigne dans une intemporalité réaliste, mélancolique et mystique.
Le monde contemporain est d’abord décrit sur un ton réaliste. Dès Blues (1951), le poète s’inscrit dans le Paris des brumes de l’île Saint-Louis, des usines de banlieues ou des mondanités des cafés à la mode:
Dans un café de Montparnasse
Jean Cocteau fumait une cigarette bleue
comme une guitare
Le milieu parisien fait bientôt place à une Europe de ports, de bars, de chambres et de couloirs d’hôtel, de parcs ou de rues. Dans le poème J’ai laissé tant d’amour dans les villes d’Europe, Bernard Delvaille évoque de nombreuses villes en intégrant des détails urbains: la Schwarzenberg Platz, la Sankt Paul Kirche, les quais de Lübeck, les remparts d’Édimbourg ou l’opéra de Toulon. Le côté le plus objectif et le plus épuré du monde environnant apparaît dans Faits divers (1976) où la géographie s’étend du Londres d’Earl’s Court et d’Oakland Grove au New York de Times Square et de la 34è Rue. Jean Orizet écrit à juste titre que Bernard Delvaille « est un écrivain attentif et lent, un observateur minutieux, on pourrait même dire un voyeur toujours à l’écoute de lui-même ». Le gage d’authenticité allant jusqu’à retranscrire l’orthographe des néons ou des pancartes américaines: ainsi ces « While U Wait » et « Duchess of Bedford wlk », ou ces chroniques de la vie ordinaire:
Nous avons acheté
dans un fish’n chips
encore ouvert
du poisson pané chaud
à la sortie de Theatre of Blood
à l’Odeon Palace
Ce n’est que dans l’évolution de l’œuvre sur trente ans que l’on prend conscience de l’intéressant mélange des visions du monde sur cette période, sans que l’ensemble paraisse daté. Robert Sabatier a parlé d’un « quotidien intemporel », d’un panorama de l’Europe sur trois décennies, comme Apollinaire ou Mac-Orlan nous montraient leur vision de la France dans une sorte de réalisme lyrique. Ce réalisme ambiant laisse pourtant le poète exprimer sa mélancolie.
Une mélancolie qui n’est pas larmoyante, qui est au contraire jouissive et créatrice comme le spleen cher à Baudelaire ou Stendhal: un mode de connaissance et non un constat d’impuissance artistique. « Les héritiers de Saint-John Perse et Char parlent sous le signe de la mélancolie » constate Jean-Claude Pinson. Un héritage qui dérive bientôt vers une nostalgie, convoquant la jeunesse de l’auteur mais aussi des figures mythiques du monde littéraire ou historique, éléments qui participent à l’intemporalité de cette poésie. Ce sont par exemple les références multiples à Thomas de Quincey, ici, dans Désordre (1967):
Chaque rue de cette ville porte l’empreinte du bonheur
Sur le trottoir d’Oxford Street à la brune Thomas de Quincey
Pour l’éternité attend Ann et je ne sais pas ce que c’est
Dans le brouillard rose et bleu il sonne une espèce d’heure
Thomas de Quincey (1785-1859) revit Ann, la petite prostituée d'Oxford Street, seulement dans ses rêves...
Par les mots « empreinte », « éternité » et « brouillard », Bernard Delvaille tisse un univers propre à la rêverie, à l’étrangeté et à la perte de repères: « je ne sais pas ce que c’est ». Sommes-nous alors à Londres en 1965, en 1802 ou tout simplement dans un atemporel ? Même brouillage dans le poème « Polder »:
J’ai connu d’autres musiques
où était-ce
à Anvers un jour de brume sur l’Escaut
sous les lustres du Plaza Athénée avenue Montaigne
ou bien ce soir d’hiver où Enesco
jouait des partitas de Bach
Est-ce Yvonne George ou Peter Kraus
Im Hamburg Sind die Nächte lang
Une ode d’Horace se mêle
aux rythmes du rock’n’roll
Yvonne de Knop dite Yvonne George (1896-1930), chanteuse populaire, amie de Jean Cocteau et surnommée l'Etoile par Robert Desnos.
Le souvenir ramène à la surface des lieux et des musiques très divers, de la poésie d’Horace aux accords électriques de « l’instrument le plus excentrique du vingtième siècle », dixit Michel Bulteau, en passant par la chanson populaire allemande.
Ce brouillage est encore plus flagrant dans les derniers recueils, le ton prenant une tournure plus mystique. Dans La Dernière légende lyrique (1980), écrite sous l’autorité funèbre de Novalis, « Ainsi, par exemple, un homme mort est un homme élevé à l’état de mystère absolu », Bernard Delvaille brouille les pistes en décrivant la métamorphose d’un mort à la recherche d’un dernier amour avant la chute finale, où l’on se rend compte que cette histoire est une représentation théâtrale. Ainsi, la mobilité se transforme en immobilité, la réalité fantastique se transforme en fiction artistique, le poète se situant sur le fauteuil d’un opéra, assistant à la représentation du Cavalier à la rose de Richard Strauss, en plein 20è siècle. Blanche est l’écharpe d’Yseut (1980) nous entraîne dans l’univers médiéval des légendes arthuriennes, en y mêlant des éléments contemporains (un motard, par exemple) et en laissant le poème en suspens, littéralement à la dérive, dans l’incertitude que le texte provoque chez le lecteur:
Vacant
d’inusité
dans l’aurore glacée
attendre
attendre encore
la barque
qui le ramènerait
si
Wihlem Waiblinger (1804-1830), auteur de Phaéton. Il faut l'ami d'Hölderlin, auquel il consacra l'ouvrage: Vie, poésie et folie de Friedrich Hölderlin.
Dans Le Vague à l’âme de la Royal Navy (1979), « un texte étrange et pénétrant » selon Jean Orizet, un enseigne de vaisseau au Service de sa Majesté, dans les années 1960-70, se plonge dans un mutisme soudain pendant deux ans, face à l’immensité de la mer en attendant que la mort l’emporte. Le temps et le lieu deviennent abstraits, factices, masqués ? par la perte du sens du réel. Comment ne pas penser à Hölderlin, à cette sorte de voyants ? D’autant plus que le principe de poèmes commentés par une personne possédant les cahiers d’écriture rappelle le roman de Wilhelm Waiblinger, Phaéton, dans lequel un poème, « En bleu adorable », est attribué à un poète fou de qui Hölderlin est le modèle. La mort se fait plus présente et plus réfléchie, comme une amie non plus redoutée mais comme le guide, le passager de nombreuses légendes. « Le lyrisme naît à la rencontre du moi, du monde et des mots », affirme Michel Collot. N’était-ce pas plus « morts » qu’il fallait écrire ?
Enfin, il n’est pas inutile d’ajouter que dans ce brouillage, la poésie est souvent mêlée à d’autres références artistiques, notamment la peinture. Dans l’élégie qui clôt l’Œuvre poétique, écrite à Deauville, Elseneur et Venise, le lecteur est invité à se représenter « des nuages à la Boudin », référence à un des nombreux tableaux peints en Normandie et à leurs ciels gris mouvants précurseurs de l’impressionnisme (n’oublions pas que Boudin aurait été sacré roi des ciels par Corot), tandis que la couverture du recueil reproduit un tableau vénitien de Guglielmo Ciardi. De fait, l’apport d’autres arts à cette poésie opère comme des touches impressionnistes. Bernard Delvaille, poète et peintre ? À vrai dire, l’héritage poétique du symbolisme développe l’idée de pluralité esthétique, la conviction que l’unité expressive simple ne suffit plus à traduire la complexité du réel. D’où l’apport de la peinture, du cinéma et de la musique, constituant une fraternité artistique.
Bernard Delvaille exprime bien ce que l’on pourrait appeler une modernité décalée ; décalée par rapport aux courants principaux de la poésie de l’après-guerre et décalée car créant un brouillage par delà les frontières spatiales et temporelles. Est-ce que voulait dire Jean Orizet quand il écrivait: « Chantre de la mobilité inquiète, [Bernard Delvaille] nous entraîne avec lui dans ses pérégrinations où l’espace et le temps sont mêlés, sont alliés pourrait-on dire » ? Cette poésie offre un savant mélange entre une unité de tons et d’états d’âme, alliée à une variété poétique et référentielle aux bornes très larges: du monde latin antique à notre extrême contemporain, en passant par le Moyen Age, le tout dans une aura de dandysme, de détachement romantique et spleenétique. Nous pouvons ici parler d’un syncrétisme européen, de rapprochements et de connections poétiques d’une grande liberté individuelle. « Situer Delvaille ? Ce serait fonder un club: Rien que la Terre ou Du Monde entier » (citation de Claude Michel Cluny). Ce qui nous amène à un point essentiel: le réseau intertextuel, riche et varié, placé sous le signe du voyage, comme on l’imagine, après ce préambule dans le monde poétique de l’auteur. Un réseau intertextuel qui renforce cette idée de syncrétisme avec un mariage de portraits urbains, de références littéraires et autobiographiques.
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Biographie et bibliographie de Bernard Delvaille: ici.
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