Bernard Delvaille évoque souvent la mort dans ses poésies. La mort est représentée de deux façons opposées: l’une crue et violente, l’autre tournée vers un mysticisme ou une sorte de sacré. La violence est employée dans Faits divers et les poèmes en marge de ce recueil. Ces "cartes postales" aux mots rares entraînent une écriture directe, proche d’une description photographique ou du commentaire bref inscrit au dos d'une photographie. Dans cette économie de mots, le poète se limite à l’essentiel ; il s’imagine ainsi
Étranglé
dans les delphiniums
d’un petit jardin
de Hammersmith
On remarque qu’ici, ce n’est pas le poète qui choisit l’instant et la manière de sa mort. Il s’agit d’un meurtre et il est dépossédé de sa liberté de vivre sa belle mort comme dans d’autres poèmes. La brutalité est plus importante lorsque le poète croise des images morbides dans sa déambulation funèbre dans les rues new yorkaises: dans les toilettes du métro de la 34è rue, c’est un sexe arraché dans une page du Wall Street Journal. Le sexe rejoint la mort dans le sordide d’autant plus que les pages du journal sont celles de la Bourse, réduisant l’amour à l’argent et à la barbarie. Étymologiquement, sexe signifie coupure, séparation, et ce n’est peut-être pas hasard que plus loin, d’autres toilettes sont le lieu d’un crime horrible, d’une décapitation. Il n’est pas étonnant que ces morts soient abordées dans Faits divers, un recueil écrit de la manière la plus objective, comme si le poète prenait de la distance entre ce qu’il voit et ce qu’il écrit. Ici, ni sentiments ni épanchements, comme si le monde extérieur ne le touchait pas. D’où une impression de froideur et de sordide qui peut faire frémir le lecteur, tout comme « Une charogne » de Baudelaire ou certaines descriptions des Chants de Maldoror du comte de Lautréamont.
Le New York des années 1970 de Faits divers témoignent d'une époque violente et excessive aujourd'hui symbolisée par le Velvet Underground, la Factory de Warhol et l'essor du mouvement punk.
Moins répugnantes mais aussi dénuées de gloire, sont les morts imaginées dans le premier poème en marge de Faits divers, une époque où, décidément, la mort obsédait l’auteur qui avait dépassé « le milieu du trajet de sa vie humaine », pour reprendre les mots de Dante dans l'Enfer. Ici la mort se passe dans la moiteur d’une après-midi torride, à l’heure des résultats sportifs:
une mort de film italien vériste
Et comment un poète romantique pourrait souhaiter une mort vériste ? une mort à la façon naturaliste, dans la plus simple réalité sociale ? Là encore, le sordide est trop proche comme dans cette nouvelle peur d’une déchéance éthylique dans une chambre de Brooklyn ou d’un assassinat le long des docks new yorkais.
Luchino Visconti (1906-1976), réalisateur italien entre vérisme et lyrisme, ici sur le tournage de Mort à Venise en 1971 avec Björn Andresen.
En transition de la mort sordide à la mort élégante, rien de tel qu’un détour par les méandres de la poussière d’anges, l’héroïne, ce dérivé de l’opium qui laisse ses juges entre fascination romantique et déchéance sordide, entre la recherche d’un absolu et la chute dans les affres de la plus basse dépendance. Le sonnet écrit le 12 juillet 1964 à l’hôtel Beau Rivage à Lausanne décrit un homme élégant qui déploie la panoplie du dandy: cravate achetée dans Burlington Arcade, étui à cigarettes en or et chemise brodée à ses initiales, qui, dans le dernier tercet, pince-sans-rire, perd toute crédibilité:
Avec ta cravate achetée dans Burlington Arcadeà quoi ressembles-tu devant ton whiskey irlandais
tu as l'air de quoi le long des delphiniums du parc
au bord du lac dans l'odeur des tilleuls
après la pluie de huit heures du soir
Avec ton étui à cigarettes en or et tes Benson and Hedges
dans ce bar aux fumées blondes comme le pianiste
à minuit dans le bruit des glaçons dans les verres
Avec ta chemise entrouverte brodée à tes initiales
qu’attends-tu dans cette chambre d’hôtel bleue
qui ouvre sur les paulownias d'avant l'aube
Avec ton poignet aux veines vives et ta seringue
tu n’inspires pas confiance tu ne seras pas un beau mort
Tu vas donner du souci à la direction de l’hôtel.
D’où l’axiome: une belle vie ne fait pas une belle mort. Cependant nous nous éloignons des assassinats pour nous rapprocher d’une esthétique et d’une mystique de la mort.
Le sonnet écrit à Lausanne est-il un hommage à Raymond Roussel, retrouvé mort dans sa chambre d'hôtel à Palerme le 14 juillet 1933 ? L'auteur de Locus Solus avait ce jour-là abusé des barbituriques...
La mort prend une tournure plus solennelle lorsqu’elle se mêle à l’amour. Amour et mort sont souvent liés comme le constate non sans humour Paul-Jean Toulet: « Si plus souvent qu'au pays des Barbares, les poètes en France se font un jeu d'accoupler dans leurs vers l'amour à la mort, n'y chercher pas quelques miracles de race ou de sensibilité, et tout cela n'est qu'affaire d'allitération ». Dans le treizième poème de Désordre, un accident d’avion unit deux corps dans la mort. Une fin de voyage, littéralement. Les corps brûlent côte à côte dans la tombe que constitue le réservoir d’essence, évoquant une purification par le feu et le début d’une union post-mortem prenant allure de célébration, d’où une certaine solennité:
Le ciel aura pour nous seuls des reflets inaccoutumés […]
Un très long sommeil viendra que rien ne viendra souiller
Le mot séparation pour nous n’aura plus de sens
Le feu exprime aussi la purification et le désir, la passion qui fait fi des bornes de la mort. Surtout que dans le poème, le poète prend la parole en s’imaginant mort: le regard du mort donne accès à l’univers poétique testamentaire.
Paul-Jean Toulet (1867-1920): Bernard Delvaille à présenté et annoté ses Oeuvres complètes éditées chez Robert Laffont.
Le trépas peut être perçu comme une palingénésie, c’est-à-dire le rêve d’une mort qui serait une nouvelle naissance. Ceci induit un élargissement des frontières de la naissance et de la mort, ce qui est le cas dans Le Vague à l’âme de la Royal Navy où la mort de l’enseigne de vaisseau britannique est attendue comme une promesse et un horizon nouveau de visions inouïes au-delà des pages noircies de l’écriture. La mort est même personnifiée, ce qui ajoute un élément de réponse à la question d’un mysticisme funèbre. Mais si renaissance a lieu, c’est par le poème: seul celui-ci peut protester contre le mort mais cela ne reste qu’une protestation et l’auteur en est conscient ; il décide refermer le livre de sa vie avec la sagesse de l’élégie. Une célébration en toute intimité, sans effusion. Solitaire jusqu’au bout. Oui,
Tout fut comme un fatal été qui se consume
Bernard Delvaille est mort à Venise le 18 avril 2006. Il écrivait en 1999 dans son Journal: "Venise, ville des êtres solitaires, qui caressent de la main, tel un visage, le parapet des ponts, se donnant ainsi l’illusion de suspendre le temps. Ainsi va notre vie, dans le silence et dans les songes, en attente des cendres."
Finalement, malgré l’idéalisation de la mort et les mystères parfois déployés par le poète pour l’introduire, le matérialisme et la fatalité l’emportent. On constate dans les poèmes un tiraillement entre le début d’une nouvelle vie (la palingénésie) et une fin définitive. Dans Stravaganza, publié en 1994, la fin définitive l’emporte. Comme l'écrit Jean Orizet, « Bernard Delvaille propose sous forme de narration dialoguée une émouvante réflexion sur la mort. Celle-ci ne sera pas le point de départ d’une autre vie; mais la clôture définitive de celle-ci ». C’est le même sentiment qu’exprime la dernière élégie, qui sonne vraiment comme un testament poétique, la dernière page. Dans cette élégie écrite à Deauville, Elseneur et Venise, le poète clôt son oeuvre. Il mourra d'ailleurs vraiment à Venise, donnant à ces derniers vers une résonnance particulière et émouvante.
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Biographie et bibliographie de Bernard Delvaille: ici.
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