dimanche 15 février 2009

Sur la poésie de Bernard Delvaille (3/7)

Après ses déambulations dans Paris, Bernard Delvaille explore l'Europe: « Désordre, c’était Londres, ses nuits bleu lavande, ses parcs au-dessus desquels le ciel est rose, ses pubs. Faits divers, un New York aujourd’hui disparu. La section que j’ai intitulé Voyages, poèmes écrits au hasard de chambres d’hôtels, de guéridons de bar, de wagon-lits à travers l’Europe est ce que Morand appela des « photographies lyriques », instantanés écrits pour ne pas oublier ». Bernard Delvaille ou le voyage entre fuite et art de vivre.


Dans le texte « Voyageurs » extrait du Plaisir solitaire, Bernard Delvaille cite Montaigne: « Je réponds ordinairement à ceux qui me demandent raison de mes voyages: que je sais bien ce que je fuis, mais non pas ce que je cherche ». Ce qui nous amène à examiner la fuite. Pour ce qui est de Bernard Delvaille, on devine bien que ce qu’il fuit, c’est ce Paris où nul épanouissement n’est pour l’instant possible. Alors, partir. Partir: selon lui « le plus beau mot de la langue française » (Journal 1978-1999). Sans vrai but, le voyage est encore une errance, certes, mais qui dégage cette impression de renouveau comme le suggère ces vers extraits d’Offrande obscure:

Errant
plus pur à chaque pas
mais à l’orée


La significations d’orée, comme commencement, indique une avancée, une purification par le voyage. Cette fuite équivaut à une recherche d’un apaisement intérieur mais sans savoir vraiment où et quoi chercher, la première étape consistant en une sorte d’exil, de purgatoire pour mieux oublier l’ennui et le mal-être passés. Il n’est alors guère étonnant de lire un poème intitulé « L’Exilé » où le poète, dans l’aube naissante d’un port scandinave, a perdu son identité mais n’en acquiert pas moins une certaine liberté rédemptrice:

Son passeport était de sable son manteau de nuit qui s’achève.
Il avait perdu son nom dans un jardin de giroflées […].
Les filles les oiseaux de mer la liberté des vagues
donnaient à ses yeux verts une mélancolie d’enfance
perdue dans les filets du doute et de la peur. […]
Tu es seul dans une chambre D’où viens-tu Pour quels départs.


Paul Morand (1888-1976): ses poésies ont influencé Bernard Delvaille. Ce dernier lui consacra d'ailleurs une monographie en 1966.

Il s’agit de se perdre pour mieux se trouver. D’où le doute et la peur puisque ce retour à et en soi s'effectue dans la solitude. Comme chez Jean-Jacques Rousseau, « le chemin vers soi, ou vers la connaissance de soi, passe par le détour des autres » (citation de John E. Jackson). Dans ses feuillets composés au gré des voyages au milieu des années 1950, Bernard Delvaille écrit justement:

Vivre quelque temps sur un grand bateau et oublier le monde. Une solitude hautaine et mélancolique, une démarche de repos, de relâche dans la course des jours et des nuits. Un grand bateau qui fend la mer, un beau radeau où souffrir un peu moins.


La traversée entraîne le poète dans un no man’s land où l’identité, comme dans les cafés de Saint-Germain, importe peu. C’est un temps de relâche, de calme dans un navire-refuge. Un « no man’s land entre le sourire et les larmes », un état transitoire et un passage dont le voyage est la réalité même.

Se pose bientôt la question: après ce temps d’apaisement, de perte de soi, ne faut-il pas chercher un véritable but à son voyage ? C’est sous cet angle que l’on peut lire Le Vague à l’âme de la Royal Navy où Mark Thomson, enseigne de vaisseaux au service de Sa Majesté, après avoir parcouru une partie du globe, arrête sa carrière du jour au lendemain. Les poèmes qu’il a laissés, sorte de testament en forme de livre de bord, témoigne de sa perte du sens du réel. Il passe deux ans à regarder la mer et le départ des bateaux. « Mais à présent que reste-t-il des voyages ? » questionne-t-il avant de perdre sa lucidité. Dans un dernier sonnet, il écrit ces deux vers, à prendre comme une absence de but concret à atteindre… ou un but délaissé depuis des années:

Maintenant le dernier bateau est parti
aux vents d’un Sud qu’il n’atteindrait jamais


Ce lieu non atteint ou ce « non lieu » est également symbolisé par le poème en suspens sur la page blanche de La Dernière légende lyrique: une barque laissée à la dérive.

Le Journal de Bernard Delvaille est paru en trois tomes. Il couvre les années 1949-1999, soit 50 ans de la vie du poète. Qu'en est-il des cahiers des années 2000-2006 ?

On retrouve la question centrale de la philosophie du voyage avec les dangers de se perdre, de ne plus savoir vraiment que faire ni où aller. Il faut alors un but: être soi même à l’étranger. Avec le temps, les voyages sont plus réguliers et Bernard Delvaille a trouvé ses pays d’élection. Le monde anglo-saxon, la Scandinavie et l’Italie sont des endroits privilégiés. Le poète acquiert une philosphie du voyage. « Voyager réclame de la culture et du loisir. C’est un luxe d’oisif, comme les drogues et les chemises de soie, pour reprendre la belle expression de Marguerite Yourcenar » (citation tirée du Plaisir solitaire). C’est presque une vocation. Bernard Delvaille ne voyage pas en touriste, au gré des musées pour vérifier l’authenticité des guides. Il ne veut pas redécouvrir ce qui a été découvert mais éprouver sa pure curiosité:

Il nous en faut toujours un peu plus, aller plus loin, marcher dans d’autres villes, voir de nouveaux visages, monter dans d’autres trains, en changer découvrir de nouveaux bars d’hôtels, enfin traîner le même ennui, mais au long des grilles de parcs inconnus. Le vrai voyage, c’est celui qui a pour but cette « pure curiosité de découvrir », dont parlera le Président de Brosses.


Charles de Brosses (1709-1777): magistrat, historien, linguiste et écrivain, il voyagea en Italie et écrivit plusieurs volumes sur la navigation et la Polynésie.

Revenons au moment du voyage, c’est-à-dire à la traversée elle-même, ce fameux passage de frontière, ce seuil entre arrivée et départ, entre commencement et fin, qui permet au poète un point de vue privilégié. Seuil car, comme l’aube ou le crépuscule, il implique un passage de l’intimité vers l’extériorité comme le démontre Jean-Michel Maulpoix: « Le lyrisme semble avoir vocation aux lisières où se rencontrent des mondes étrangers ou adverses. En de tels endroits, les apparences sont rendues plus sensibles, poignantes et chargées d’affectivité ». C’est dans un port que Bernard Delvaille écrit:

Je suis celui qui veut le port aux bateaux immobiles


On comprend bien le tiraillement du poète entre mouvement et immobilité. L’amplitude océanique, ce désert marin, fait disparaître le monde pour mieux faire émerger le sujet lyrique qui évoque de multiples voyages, passés et futurs. Le voyage est prétexte à l’écriture de la vie et du temps qui passe, « il est parfois assimilé à la vie même, grâce à la catachrèse qui fait de la vie un voyage » (citation de Philippe Antoine). Mais c’est surtout vers le passé que va la pensée du poète. Il se souvient de ses temps heureux dans un pays étranger. Mais cette déploration est en même temps une exaltation.

J’ai laissé un peu de moi-même le long de tous les rails au cœur de toutes les gares


Valery Larbaud (1881-1957), le père de Barnabooth, voyageur milliardaire et raffiné. Bernard Delvaille, larbaldien convaincu, lui consacra une biographie et de nombreux hommages.

Cette déploration participe au thème du voyageur de la mélancolie. Comme Valery Larbaud, Bernard Delvaille a l’art de s’installer ailleurs comme chez soi, d’y reconstituer son existence tout en regrettant sans cesse de n’être pas ailleurs. Dans ces conditions, le sujet lyrique se définit par rapport à l’endroit où il est. Le labyrinthe des lieux peut conduire le sujet dans le dédale de ses souvenirs comme on l’a vu avec les seuils spatiaux que sont les bords de mer et les escales. Le poème a alors tendance à faire oublier le voyage pour s’écrire soi-même. La fragmentation de l’écriture de soi est amplifiée par la brièveté du poème, qui n’est pas un récit de voyage, par exemple. Ces pensées et ces regrets s’inscrivent alors dans la poésie du mouvement du lyrisme voyageur. Occulter ce mouvement revient à faire de sa vie un voyage permanent:

il faut permettre au monde de ne pas vous avoir comme centre


Dans ce désir d’évoluer dans les marges, de changer de ville avant que le bonheur s’éteigne, quitte à revenir plus tard pour se souvenir de ce bonheur, le voyage est le médiateur d‘une vision du monde. Le désir géographique devient désir existentiel.

Suite de l'étude: 1 - 2 - 4 - 5 - 6 - 7
Biographie et bibliographie de Bernard Delvaille: ici.

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