mercredi 26 décembre 2012

Pierre Clémenti et le pouvoir du cinéma

Le site Derives.tv a traduit et publié une conversation entre Pierre Clémenti, Miklos Janscó, Glauber Rocha et Jean-Marie Straub, animée par Simon Hartog à Rome en février 1970, initialement publiée dans la revue Cinematics. A cette époque, Pierre Clémenti venait de tourner dans des films clefs comme Porcherie de Pier Paolo Pasolini, La Voie Lactée de Luis Bunuel et Le Lit de la Vierge de Philippe Garrel. Il avait déjà réalisé une poignée de courts films expérimentaux, sortes de journaux de bord psychédéliques tournés en 16 mm. L'époque était à l'effervescence. La culture underground était en plein essor tandis que le cinéma des grands studios hollywoodiens vivait une période de transition difficile. Voici quelques extraits des propos de Pierre Clémenti sur sa vision du cinéma, le rôle néfaste de la télévision et l'essor du cinéma underground. L'intégralité de la conversation est disponible ici.


[Le pouvoir du cinéma]

Quand les gens découvriront le cinéma, ils changeront, en créant leur propre cinéma.

Quand les gens voient un film, ils expérimentent une sorte d’identification, ils subissent l’influence de la star du film. Je pense que lorsque les gens se mettront à filmer avec leurs propres caméras, quand ils les pointeront sur leurs familles, leurs maisons, leurs boulots, quelque chose va faire tilt dans leurs têtes, ils découvriront que dans les films ça n’a rien à voir.

[Le cinéma et la télévision]

Pour les gens, le cinéma, c’est ce qu’ils ne voient pas à la télé. Comme la télé leur apporte ce qu’ils trouvent généralement au cinéma, tôt ou tard ils ne bougeront plus de chez eux. Ils iront directement à l’usine. La télé sera la nouvelle machine divine qui les comblera, qui satisfera tous leurs désirs. Le cinéma disparaîtra. C’est une possibilité, parce que je suis certain que si des gens très intelligents s’emparent de la télé, ça deviendra quelque chose de très puissant, de fabuleux, colossal. Quand la télé recouvrera tout son pouvoir, chacun, tous ceux qui travaillent seront ramenés à leur ghetto. Elle aliènera des nations entières, les gens ne sortiront plus, sauf pour aller à l’usine – ils seront complètement aliénés par une machine, qui prendra la place de la religion, des histoires, des grandes histoires. Je crois que le seul art capable de combattre cela aujourd’hui est le cinéma. Au moins le cinéma en tant qu’extension logique de ce qui se passe aujourd’hui.

Pierre Clémenti et Catherine Deneuve.

[Le cinéma underground et la révolution]

Quand les gens voient un film underground, ils réalisent soudain qu’ils pourraient faire pareil, voire mieux. Et c’est le stimulus qu’il faut pour leur faire acheter une petite caméra. Ces jeunes cinéastes qui passent un ou deux ans à trouver l’argent pour finir leurs films… Une caméra super 8 ou 16mm leur permet de faire le film qu’ils veulent, et rien que pour ça, le cinéma underground est révolutionnaire. Et le cinéma underground a aussi de positif qu’il éveille quelque chose dans les consciences.

Les livres, c’est fini. Les livres disparaîtront pour laisser la place à des bibliothèques de films super 8. En Amérique maintenant on trouve des caméras super 8 qui développent 1000 ASA et qu’on gonfle en 35mm. Donc je suis persuadé que l’industrie du film va complètement changer, et qu’elle va périmer… Je crois que les géants comme la Paramount se désagrègent en ce moment. A cause de quoi ? Parce que des gens ont fait des films à petits budgets et ont gagné des millions. Les grands studios ne savent plus quoi faire. Ils sont finis.

De plus en plus le cinéma devient une entreprise de crétinisation. Sauf pour le cinéma lié aux ciné-clubs et ce genre de choses, où tout ce qui est projeté est complètement nul, où on n’entend pas le son, où l’image est pénible, les copies terribles. Pourquoi ? Parce que les jeunes distributeurs n’ont pas l’argent pour faire de bonnes copies ou bien n’y croient pas. Et donc on aura des bibliothèques de films super 8, avec des millions de copies de chaque. Je crois que c’est la fin de l’industrie du film… Il y a eu tous ces chamboulements révolutionnaires. Le cinéma en France est de plus en plus aliéné, en harmonie avec la télévision, avec les chaînes de télé. Et j’ai l’impression que le cinéma qui essaie d’être en rapport avec les gens, de changer leur conscience, sera mis de côté. Le travailleur qui veut acheter un livre, achètera un film. Mais ça sera circonscrit, car la société sait très bien que…

Je sens de plus en plus la nécessité d’aller vers les gens, de ne pas attendre qu’ils viennent vers nous. Pourquoi ? Parce que le travailleur qui passe de huit à neuf heures par jour dans une usine n’a pas la chance de pouvoir se dire : je dois voir tel ou tel film. Tout le système est à refaire.

samedi 22 décembre 2012

La prostitution lisboète par Dominique de Roux


En mars 1977, deux semaines avant sa mort, Dominique de Roux publie le roman Le Cinquième Empire, une "histoire possible imaginée" sur la révolution portugaise et le mouvement de décolonisation en Angola, au Mozambique et en Guinée. Un roman inspiré du véritable engagement de Dominique de Roux, alors conseiller spécial de Jonas Savimbi, fondateur de l'UNITA, un mouvement politique et militaire antimarxiste en Angola. Un combat voué à l'échec dans une période où la Guerre Froide imposait deux attitudes aux pays africains indépendants : rejoindre l'Empire étasunien ou adhérer à l'axe russo-cubain. Partisan d'une troisième voie africaine, Jonas Savimbi prit les armes mais ne reçut pas les soutiens escomptés pour mener à bien sa révolution.

Les cent premières pages du Cinquième Empire se déroulent à Lisbonne. On y trouve notamment trois paragraphes sur la prostitution lisboète. Une prostitution qui diffère de la froideur industrielle qu'on trouve à Paris. Échoppe familiale contre usine. Un Lisbonne aujourd'hui disparu ?

Dominique de Roux et Jonas Savimbi en Angola.
Glycines, fleurs du pin, les bouquets de roses en forme de pomme de pins, odeurs, la nuit, lorsque je me glissais sur les pentes de la Misericordia. Chaque fois, on change d'atmosphère. Une ville dont certains itinéraires n'ont pas bougé depuis le XVIIè siècle, qui ne connaissent pas l'asphalte - avec de vraies putains qui reçoivent en famille les permissionnaires, discutant du prix sous les voûtes manuélines aussi fuyantes que cette langue portugaise en z qui exprime si tristement que tout s'en va, tout file et meurt.

Elles attendent dans l'ombre, les échassières, passant indéfiniment de l'essence à l'existence, et leurs clients, au contraire, de l'existence à l'essence. Mais, si vous arrivez à baiser trois fois consécutivement, vous ne payez pas, "c'est l'amour". A Paris, au contraire, la première roulante venue proteste : "Pars, je n'ai pas le temps ou donne un cadeau ! Et je t'avertis, on paie d'avance ! Et t'imagine pas que je vais me déshabiller entièrement (adverbe de manière)". Sur son établi, elle doit faire cent clients par jour. Elle n'est que la marmite, la soupière du dos-vert. "Les clients, pour moi, c'est un piquet, un rideau. Rien, je ne sens rien".

A la Misericordia, point de répertoire ni de créneaux précis qui répondent aux demandes. On ne tremble pas à observer les réactions de la michetonne. Discrètement, on dépose les escudos dans son sac. Elle ne veut pas le savoir. Et un seul whisky, si vous voulez consommez ensemble. La pute lisboète ne vit pas une économie marchande. Elle ne maximise pas le profit. Il lui arrive même de danser par besoin de l'illusion romantique et, mourriez-vous pendant l'acte, qu'elle s'accuserait d'homicide par imprudence".

dimanche 16 décembre 2012

Jang Sun-woo - The Resurrection of the Little Match Girl (2002)

Resurrection of the Little Match Girl est le dernier film de Jang Sun-woo, le réalisateur phare sud-coréen des années 90. On lui doit des succès internationaux (Hwa-Eom-Gyeong en 1993) et surtout des films controversés très portés sur le sexe : To You From Me (du Bukowski sous soju), Bad Film (un faux documentaire-vérité sur des adolescents en roue libre) et Lies, ce dernier ayant subit les affres de la censure en Corée du Sud en raison de scènes scatologiques. Lies, film sur la relation SM entre un adulte et une adolescente, est même d'abord sorti en Europe jusqu'à ce que la Corée du Sud autorise sa sortie. C'est donc un réalisateur sulfureux qui réalise Resurrection of the Little Match Girl, adaptation à grand budget du conte d'Anderson, La Petite fille aux allumettes, revue à la sauce Matrix / jeux vidéo. Film le plus cher de Corée du Sud à l'époque, ce fut un four sans précédent. Après cela, Jang Sun-woo mit fin à sa carrière pour vivre sur l'île de Jeju et prier Bouddha.


Avec un budget record de 9,2 millions de dollars et plus d'un an de retard dans le montage et la post-production, The Ressurection of the Little Match Girl a causé la faillite de Tube Entertainment, obligé d'être racheté par CJ Entertainment. A ce titre, le film fait penser aux Portes du Paradis de Michael Cimino... On peut se demander pourquoi des producteurs ont choisi Jang Sun-woo pour réaliser un film de science-fiction à grand budget... Mais l'échec du film est-il imputable au seul Jang Sun-woo ?


L'histoire est donc une adaptation de La Petite fille aux allumettes dans une Corée du Sud high-tech dopée aux jeux vidéo. Le film commence par une séquence où une petite fille essaie de vendre des briquets dans la rue avant de mourir de froid. Cette séquence rythmera le reste du film. Ju, le personnage principal, aspire à devenir joueur de jeux vidéo professionnel, le summum de la "coolitude" qui plait aux filles. Il fréquente un cyber-café où travaille Hee-mee, qui a les mêmes traits que la petite fille aux allumettes. Un jour, la réalité et le monde du jeu-vidéo se brouille : Ju se retrouve plongé dans un jeu où il doit "protéger" la petite fille aux allumettes... c'est-à-dire la laisser mourir de froid ! Ju est alors confronté à des hordes de yakuzas... Ju pourra compter sur plusieurs alliés dont Lara, une "Lara Croft lesbienne".  Mais Ju décide d'outrepasser les règles du jeu et de sauver la petite fille aux allumettes... Il se retrouve alors pourchassé par "Le Système", la matrice qui contrôle le jeu (et le monde entier ?).

Ambiance jeu vidéo...
Jin Xing, la Lara Croft lesbienne.

Naviguant entre premier degré, film d'action et pastiche de Matrix, The Resurrection of the Little Match Girl est un film bancal. Sans compter que l'histoire elle-même n'est pas très stimulante. Visuellement, c'est exubérant comme des jeux vidéos. Les scènes d'action montrent des chorégraphies qui miment celles de Tigre et Dragon et Matrix... on a même droit à des séquences "bullet time photography" ! Autre anecdote : la "Lara Croft lesbienne" est jouée par Jin Xing, un Chinois devenu... Chinoise à l'âge de 28 ans.


On ne voit pas très bien où veut en venir Jang Sun-woo avec son film... Était-il sérieux ou voulait-il faire rire ? Sans compter sur les effets spéciaux qui ont assez mal vieillis... On comprend le flop commercial du film et l'acharnement des critiques... Après cela, Jang Sun-woo a essayé de rebondir en travaillant sur le film d'animation Princess Bari, projet abandonné... Jang Sun-woo a ensuite voulu tourner un documentaire sur la Mongolie, sans trouver de financement... Son retour dans le cinéma est plus qu'improbable. Restent des films excellents comme From Me To You et Lies, qui font de Jang Sun-woo un des réalisateurs sud-coréens les plus passionnant des années 90.

Une scène d'action façon Matrix.

samedi 24 novembre 2012

Gao Qunshu - Beijing Blues (2012)

Beijing Blues de Gao Qunshu vient d'être élu "meilleur film de l'année" aux Golden Horse Awards de Hong-Kong. A la surprise du réalisateur, qui se considère comme un "amateur". Beijing Blues est pourtant son cinquième long-métrage. Il s'inspire de l'histoire vraie de Zhang Huiling, policier en civil pendant dix ans dans le district de Haidain, à Pékin. Le film a la particularité de mettre en scène des acteurs non professionnels mais connus pour leur activité de micro-blogging sur Weibo.

Le blogueur Lixian Zhang tient le rôle principal.

Sans réelle progression narrative, Beijing Blues montre le travail quotidien d'une équipe de policiers en civil qui traque les voleurs à la tire et les arnaqueurs en tout genre dans les rues de Pékin. Un peu comme un reportage de "90 Minutes" ou "Enquête Exclusive" sur la petite délinquance à Paris, en suivant une équipe de la BAC. Le réalisateur Gao Qunshu est d'ailleurs célèbre en Chine pour avoir travaillé pour la télévision. Ceci explique cela. Souvent filmé en caméra épaule au plus proche des acteurs dans des scènes de filature en voiture ou de courses poursuites dans les rues de Pékin, Beijing Blues reprend les codes du reportage télévisé mais sans le côté sensationnel et putassier. Le film est d'ailleurs assez terne. Il montre des gens ordinaires, souvent malheureux mais résignés à continuer à vivre. Certains voleurs admettent leur larcins en justifiant que c’est le seul moyen pour eux de faire vivre leur famille. D'autres montrent une certaine éthique en affirmant ne voler que les personnes riches ou non pékinoises. Une image finalement dépréciative de la Chine d'aujourd'hui.

Un mystérieux mendiant aveugle.
Pékin : ses rues et son trafic routier.

Amateurs, les acteurs font le boulot. Rien à dire à ce sujet. Ce qui fait défaut, c'est le ton monotone du film. il ne s'y passe pas grand-chose. C'est sans doute voulu mais cela provoque un léger ennui. Le seul fil rouge du film est la volonté du policier d'arrêter le célèbre voleur surnommé "Gold Digger" Zhang. Surtout quand celui-ci provoque la police en annonçant un prochain vol et de donner son argent pour payer l'hospitalisation d'une fillette renversée par un chauffard.

vendredi 23 novembre 2012

Yasujiro Ozu - Mon épouse, cette nuit (1930)

Mon épouse, cette nuit (その夜の妻 / Sono Yo No Tsuma en japonais et That Night's Wife en anglais) est le seizième film de Yasujiro Ozu. Tourné de mai à juillet 1930, ce film muet est une adaptation du livre d'Oscar Shisgall, From Nine to Nine (aujourd'hui complètement oublié), tout juste publié en épisodes dans la revue Shin Seinen. Comme le titre du livre l'indique, l'intrigue se déroule entre 9 heures du soir et 9 heures du matin. Mon épouse, cette nuit est un drame social à suspens tourné au trois-quarts en huis-clos. Six des sept bobines du film ont été tournées dans le même décor.

A droite, Tokihiko Okada et ses faux airs de Johnny Depp.

L'histoire est simple :pour payer le traitement médical de sa petite fille malade, Shuji Hashizume (Tokihiko Okada), un artiste fauché, braque à main armée un magasin. Poursuivi par la police, il réussi à s'échapper en taxi et rentrer à son domicile où l'attend sa femme, Mayumi (Yagumo Emiko), qui veille depuis deux jours sans dormir sur la petite fille malade. Quand Shuji arrive chez lui, il apprend que sa fille est entre la vie et la mort. Il se réjouit malgré tout d'avoir pu trouver de l'argent pour payer le médecin. Soudain, on frappe à la porte : le chauffeur de taxi fait son apparition et on apprend qu'il est en réalité un policier (Yamamoto Togo). Alors qu'il est sur le point d'arrêter Shuji, Mayumi se saisit de l'arme à feu de son mari et menace le policier. Un accord est passé entre ce drôle de trio : si au matin la petite fille va mieux, le policier pourra arrêter Shuji... S'ensuit une nuit blanche au cours de laquelle la tension monte peu à peu.

Yagumo Emiko et Tokihiko Okada : couple prolétaire.
Passé la première scène d'action (le braquage et la fuite de Shuji),le film bascule dans le drame social psychologique avec un quatuor d'acteurs réunis dans quelques mètres carrés : le mari braqueur par nécessité, la femme désespérée mais compréhensive, la fille malade et le policier pris de pitié pour cette famille démunie. En enchaînant les gros plans et les plans plus larges, Yasujiro Ozu se repose surtout sur la prestation de ses acteurs. Et il fait bien puisqu'ils sont très bons. Le policier joue le rôle du dur à cuire impassible qui, finalement, est ému par cette famille pauvre. Le braqueur, Tokihiko Okada, joue le beau gosse aux faux airs de Johnny Depp. Sa femme joue les héroïnes dévouées au dernier degré en approuvant les actions de son ami, allant jusqu'à menacer le policier intrusif. Quant à la petite fille, elle geint et émeut comme il faut. Avec ce suspens bien entretenu : Shuji sera-t-il arrêté par le policier au petit matin ?

Moment de tension : en cavale, Tokihoko téléphone pour avoir des nouvelles de sa fille.

Yasujiro Ozu s'est exprimé sur le tournage de ce film : "l’acteur Tokihiko Okada y a joué pour moi pour la pre­mière fois. En dehors de la pre­mière bobine, les six autres furent tour­nées entiè­re­ment sur ce même pla­teau. La conti­nuité de ce film m’a vrai­ment posé des pro­blè­mes. Ce fut dif­fi­cile, mais j’ai beau­coup appris. M. Kido, le pré­si­dent de la com­pa­gnie, m’a féli­cité et m’a dit de pren­dre des vacan­ces dans une sta­tion ther­male".

Yamamoto Togo : juste un flic.
Mon épouse, cette nuit a été projeté dans des conditions idéales le 23 novembre à la Maison de la Culture du Japon à Paris (MCJP) : copié restaurée, accompagnement au piano et narration par un benshi ! L’art du benshi consiste à présenter les films muets, à commenter l’action à l’écran en révélant le contexte et les dialogues.


Extrait de Mon épouse, cette nuit d'Ozu (1930) [la projection est un poil trop rapide]

mercredi 21 novembre 2012

Masao Adachi et le bus de la révolution (écrits sur le cinéma, la guérilla et l'avant-garde)

Les éditions Rouge Profond viennent de publier la première monographie française consacrée au réalisateur japonais Masao Adachi. Le titre est savoureux : Le Bus de la révolution passera bientôt près de chez toi. Écrits sur le cinéma, la guérilla et l'avant-garde (1963-2010). On y trouve des textes autobiographiques, critiques et théoriques sur le cinéma d'avant-garde et révolutionnaire des années 60. Rappelons que Masao Adachi est le réalisateur de treize films dont Sex Game et Female Student Guerilla. Il a également joué l'acteur pour Nagisa Oshima et a écrit pas moins de 23 scénario pour Koji Wakamatsu entre 1966 et 1972. On peut citer le désormais classique Quand l'embryon part braconner et La Femme qui voulait mourir.

Masao Adachi sur le tournage de Le Bol en 1961.

De formation universitaire, Masao Adachi aime manier le concept et la théorie dans ses écrits sur le cinéma. C'est parfois un peu trop au sérieux, trop universitaire. Malgré tout, on apprend beaucoup de choses sur l'avant-garde japonaise des années 60, l'effervescence du milieu cinématographique. Au début des années 70, Masao Adachi décide prolonger la révolution du cinéma par la révolution terroriste en rejoignant le Front populaire de libération de la Palestine. Il s'en explique clairement dans de longs textes.

Pour les moins familiers de l'oeuvre de Masao Adachi, voici un extrait de sa "lettre au spectateurs français", rédigée à l'occasion de la rétrospective de son œuvre à la Cinémathèque française en 2010.

Titres des films de Masao Adachi.
Lorsque j'étais étudiant, la seule école où l'on pouvait étudier le cinéma était le département de cinéma à l'Université Nihon. Il commençait à y avoir des écoles qui enseignaient le technique. Mais moi, je suis allé à la fac. Cette Université étais alors une sorte de repaire d'étudiants passionnés. Nous étions tous fascinés par le mouvement surréaliste, certains d'entre nous appartenaient à des groupes néo-dada. En fréquentant ces camarades, j'ai été très influencé par le surréalisme, je l'ai même considéré comme le plus important courant de pensée à m'avoir construit. Ma conception théorique et ma conception pratique du cinéma sont toute deux ancrées dans ce mouvement.

Au sortir de l'université, la plupart ont commencé à travailler. Après avoir réalisé Le Bol et Vagin Clos, j'ai travaillé dans le but de ressembler le budget nécessaire afin de tourner les films qu'on voulait faire notamment dans des productions de spots publicitaires ou des documentaires. Bien sûr que ces expériences étaient intéressantes, mais j'avais toujours en tête de gagner de l'argent pour financer nos propres films.

Image de Galaxy (1967).
Par la suite, j'ai créé avec mes aînés le Van Institute for Cinematic Science, dont le nom paraît un peu austère. Nous y avons approfondi nos idées et y avons débattu. Pendant ce temps-là, le commerce du cinéma continuait d'évoluer. Du coup, nous aussi, il fallait s'y mettre pour de bon. Alors, j'ai frappé à la porte de Wakamatsu qui avait présenté Les Secrets derrière le mur au Festival de Berlin. Le film fut traité de honte nationale ! Pour lui, j'ai écrit de nombreux scénarios. J'ai aussi réalisé quelques films à petit budget, toujours dans le champs du cinéma pink. J'ai également travaillé avec Nagisa Oshima, un ami avec qui je buvais souvent dans les bars. Il m'a proposé de collaborer avec lui. C'était une époque plus simple, les réalisateurs pouvaient facilement s'entraider s'ils s'entendaient bien. C'est ce que je pense avec le recul. Je parle souvent du "cinéma comme mouvement", et non du cinéma d'auteur.

Après le mouvement néo-dada, les échanges avec des artistes et des auteurs m'ont énormément enrichi. ils m'ont beaucoup appris. Beaucoup d'amis m'ont permis de réfléchir à quel film je devrais faire et comment je devrais le faire. Ensemble, nous pensions que s'il y avait de moins en moins de films intéressants, c'était dû au déclin de la critique du cinéma. C'est ainsi que nous nous sommes intéressés à la critique cinématographique : il était temps de créer un lieu où l'on pouvait débattre des œuvres, pas juste pour les présenter ni donner nos impressions. Alors, nous avons publié une revue intitulée Critique cinématographique.

Image de Gushing Prayer (1970)
Puis, j'ai réalisé A.k.a Serial Killer. Plus tard j'ai développé la "théorie du paysage". Ma vie après cette période attire souvent plus d'attention. Mais c'est le même élan qui, après mon passage au Festival de Cannes avec Wakamatsu, m'a poussé à me rendre en Palestine pour voir la réalité de la lutte pour la libération. Avec des images tournées à cette occasion, nous avons réalisé Armée rouge/FPLP : Déclaration de guerre mondiale. Jusqu'alors je filmais des paysages selon ma "théorie du paysage", mais je voulais développer cette théorie en allant voir concrètement le paysage que je montrais. C'était ça, ma motivation. Voilà, en bref, mon parcours.

Ensuite, pendant des années, je suis resté avec des guérilleros palestiniens. C'était donc après trente-cinq ans d'absence que j'ai réalisé Prisonnier/Terroriste. Pour faire ce film, j'avais l'envie d'aller plus loin que Armée rouge/FPLP : Déclaration de guerre mondiale, qui avait plutôt la forme d'un documentaire journalistique, et de faire rebondir la "théorie du paysage". Moi-même j'ai été guérillero pendant de longues années. Je voulais faire face à cette réalité et en faire un film. C'est le thème du film. Voilà le chemin qui m'a mené jusqu'à aujourd'hui.

lundi 29 octobre 2012

Hunter Thompson et le marathon d'Honolulu

Les éditions Tristam viennent de publier un roman de Hunter S. Thompson inédit en français : Le Marathon d'Honolulu (The Curse of Luno). En décembre 1980, le père du journalisme gonzo est invité par Running Magazine à couvrir le marathon d'Honolulu... et prendre plusieurs semaines de vacances, tous frais payés. Un prétexte à beuveries et autres intoxications, mais aussi à de fines réflexions sur le culte du sport, la fin du Rêve américain, les années 1980 et le règne de l'argent. Extraits.


Ce fut une drôle de manifestation à Honolulu, et c'est encore plus bizarre à présent. Le propos est en fait plus lourd qu'il en a l'air. Ce qui sur le papier pouvait passer pour des vacances rémunérées à Hawaï vira au cauchemar - et au moins une personne suggéra que nous étions en présence du Dernier Refuge de l'Esprit "libéral", ou du moins du Dernier Truc qui marchait.

Courir pour la vie... le sport, parce qu'il ne reste plus que ça. Ceux-là même qui brûlèrent leur ordre d'incorporation dans les années 60, et qui s'égarèrent dans les années 70, sont désormais à fond dans la course à pied. Quand la politique a échoué et que les relations interpersonnelles se sont avérées ingérables ; après que Ted Kennedy a chopé le syndrome Harold Stassen du type qui se présente à chaque coup et ne gagne jamais et que Jimmy Carter a déçu jusqu'au dernier de ses fidèles, et après que la nation s'est massivement ralliée à la sagesse atavique de Ronald Reagan.

Ma foi, nous voilà, après tout, dans les Années 80, et l'heure est enfin venue de savoir qui a des dents et qui n'en a pas. Ce qui peut éventuellement, mais ce n'est pas une certitude, expliquer l'étrange spectacle de deux générations de militants politiques se transformant finalement - vingt ans plus tard - en joggeurs.

Pourquoi cela ?

Mort du politique et succès du jogging. Nicolas Sarkozy, un exemple au hasard.
[...] Le journalisme est un passeport pour voir le monde, pour s'impliquer personnellement dans les "nouvelles" que les gens voient à la télé - ce qui est chouette, mais ce n'est pas avec ça qu'no paye le loyer, et les gens qui ne pourront pas payer leur loyer dans les années 80 vont avoir des ennuis. Nous entrons dans une décennie ignoble, un moment darwinien qui ne sera pas une partie de plaisir pour les free-lance.

Hé oui. Le temps est venu d'écrire des livres - voire des films, pour ceux capables d'envisager la question en gardant leur sérieux. Car il y a de l'argent dans ces trucs-là ; et il n'y pas d'argent dans le journalisme.

Mais il y a de l'action, et on devient vite accro à l'action. c'est une bonne chose de savoir que vous pouvez décrocher votre téléphone et vous retrouver dans n'importe quel endroit du monde qui vous intéresse - en vingt-quatre heures, et surtout en sachant que quelqu'un d'autre règlera la note.

C'est ça qui manque : non pas l'argent, mais l'action - et voilà pourquoi j'ai tiré Ralph de son château dans le Kent pour qu'il vienne à Hawaï et considère cet étrange et nouveau phénomène baptisé running, la course à pied.

mercredi 17 octobre 2012

Koji Wakamatsu est mort (1936-2012)

Alors qu'il venait d'être élu "réalisateur asiatique de l'année" au Festival international du film de Busan, en Corée du Sud, Koji Wakamatsu vient de mourir à Tokyo, après avoir été percuté par un taxi. C'est un des réalisateurs les plus importants du Japon (et du reste du monde) qui s'éteint. très prolifique dans les années 1960-70, Koji Wakamatsu continuait de tourner et avait retrouvé une nouvelle vitalité ces dernières années.

Une des dernières photos de Koji Wakamatsu, au Festival de Busan.

En 2012, pas moins de trois films sont sortis dont Le Jour où Mishima a choisi son destin. En France, United Red Army, son film sur l'Armée Rouge Japonaise, avait connu un certain retentissement médiatique, alors qu'en 2007, son classique des années 60, Quand l'embryon part braconner, film sadien par excellence, avait été interdit au moins de 18 ans. La Cinémathèque française lui avait consacré une rétrospective en 2010. Cette même année, une première monographie en français avait été publiée : Koji Wakamatsu, cinéaste de la révolte (éditions IMHO).

 Image de La Vierge violente (1968)

Plusieurs billets sur koji Wakamatsu ont été écrits ici.

Critiques de films :

- Secrets Behind The Walls (1965)
- Quand l'embryon part braconner (1966)
- Season of Terror (1969)
- La Femme qui voulait mourir (1970)
- Serial Rapist (1978)

Interview de Koji Wakamatsu en 1970

Autour de Koji Wakamatsu :

- Sex Game de Masao Adachi (1968)
- Interview de Go Hirasawa sur l'Art Theatre Guild of Japan
Xenophon, l’Armée Rouge Japonaise et le cinéma d’avant-garde

Interview de Jia Zhangke sur son prochain film

Un mois avant le 18è Congrès du Parti Communiste, qui va désigner la nouvelle équipe dirigeante du pays, Philippe Reltien a rencontré le cinéaste Jia Zhangke, l'un des représentants de ceux que l'on appelle la "cinquième génération", née pendant la Révolution culturelle. Jia Zhangke estime que la Chine n'a pas correctement fait son devoir de mémoire sur cette période de 1966 à 1976, appelée "les dix années de la grande catastrophe". La preuve, c'est que la lutte des classes par la violence est toujours une référence en Chine. Un phénomène qu'il veut dénoncer dans son prochain film, L'Âge du Tatouage, qui sera présenté lors du Festival de Cannes 2013.


Jia Zhangke est le réalisateur de nombreux films reconnus par les critiques internationales comme Platform, Unknown Pleasures, Still Life ou 24 City.

vendredi 5 octobre 2012

L'idéal de l'individu fashionable

Christian Salmon a publié en  2010 Kate Moss Machine, une enquête sur Kate Moss et l'évolution du monde de la mode depuis les années 1990. Selon l'auteur, le mannequin anglais est une synthèse de la société au tournant du XXIè siècle, passant avec facilité de la figure de l'enfant abonné de la Génération X à l'icône du glamour, en passant par les périodes heroin chic, "Cool Britannia", muse rock & roll et princesse trash. Kate Moss Machine est un bon complément à Glamorama, le meilleur roman de Bret Easton Ellis. Dans l'extrait suivant, Christian Salmon dresse un bref historique de l'individualisme depuis le XVIIIè siècle qui aboutit aujourd'hui à l'importance cruciale et démesurée de la mode dans notre société. C'est "l'idéal de l'individu fashionable" dans la République démocratique du look.

Kate Moss en mode décadence fin de siècle sous opiacée.

Le "droit au look" est l'aboutissement d'une longue évolution historique de l'individualisme que l'on peut documenter de bien des façons. Dans un livre d'entretiens avec Carlos Oliveira publié en 1996, Essai d'intoxication volontaire, le philosophe allemand Peter Sloterdijk en brosse un esquisse qui éclaire bien la naissance de cette république du look et de son citoyen type : l'individu fashionable.

Dans les termes de Sloterdijk, l'individualisme au XVIIIè siècle correspond à la forme roman qui lui est contemporaine, celle d'un individu qui s'octroie une sorte de "droit d'auteur sur ses propres histoires et opinions" et considère sa vie comme un roman. Au XXè siècle, l'individu se met à réclamer des droits non plus seulement sur le roman de sa vie, mais sur sur son apparence. Ce sont "tous ces gens hauts en couleur que tu vois flâner aujourd'hui dans les centres-villes, avec leur coupe à l'Iroquois, leurs bottes de parachutistes, en se comportant comme des tigerlily en fourrure synthétique".

Mais le look ne suffit pas à définir cet "individu designer" caractéristique de l'individualisme de la fin du XXè siècle ; il y manque une donnée fondamentale : la volonté de mener des expériences sur soi-même. L'individualisme bourgeois du XVIIIè siècle s'appuyait essentiellement sur le concept scholastique de la "conservation de soi", qui constituait une sorte de butée limitant l'auto-affirmation de l'individu. C'est cette butée qui saute dans les années 1990 : l'affirmation de soi ne connaît plus de limite. L'expérimentation de soi doit pouvoir être menée "jusqu'à la fracture". L'impératif d'auto-intensification est devenu indissociable du principe d'expérimentation qui va s'épanouir et trouver sa légitimation dans ce qu'on a appelé l'heroin chic (le chic de l'héroïnomane). Selon Tom Ford, le directeur de la création de Gucci, "l'objectif est d'avoir l'air d'avoir tout vu, tout expérimenté, voyagé partout. C'est un look intimidant et la drogue est le prolongement de tout ça. Si vous donnez l'impression que vous avez passé la nuit dehors, cela fera apparaître toues ces images dans votre tête".

Kate Moss shootée par Gene Lemuel en 1988.
Après 1993, le look d'héroïnomane va prendre le relais de la waif (l'enfant abandonnée), devenue incompatible avec les exigences de l'industrie de la mode dont l'objet principal est de vendre des vêtements et des produits de beauté. Associée jusque-là aux quartiers pauvres, au désespoir et au sida, la drogue se déplace dans les beaux quartiers où elle acquiert une aura de romantisme et de noirceur. Elle imprègne l'air du temps et jusqu'à la peau des mannequins qui se couvre - selon William Mullen, le directeur de Details Magazine - d'une "sueur de junkie".

L'heroin chic exprime le désir de faire des expériences sans cesse nouvelles, de jouer avec le danger et la limite dans une société où les industries culturelles valorisent la recherche incessante de nouvelles sources d'excitation. Chacun doit se mettre en valeur. L'idée d'un moi souverain maître et possesseur de la nature trouve ainsi son paradoxal achèvement dans l'individu souverain qui n'a plus d'autre rapport avec lui-même que de valorisation, d'intensification et de stylisation.

mardi 25 septembre 2012

Dorothy Azner - The Wild Party (1929)

The Wild Party de Dorothy Azner est le premier film parlant de Clara Bow, alors l'actrice la plus adulée du public aux États-Unis, après soin succès dans des films comme It et Wings. Clara Bow est d'ailleurs surnommée la "It Girl", d'après l'expression de la dramaturge Elinor Glyn. En 1928, selon les statistiques de plus de 2.700 cinémas, Clara Bow est l'actrice qui engendre le plus d'entrées, deux fois plus que ses concurrentes les plus proches ! Un vrai tiroir-caisse. Mais comme de nombreuses actrices, Clara Bow redoute le cinéma parlant à cause de son accent de Brooklyn. Elle pense même sa carrière terminée.

Clara Bow et sa fourrure : It Girl !

Le tournage de The Wild Party se déroule du 2 au 29 janvier 1929. Ce même mois, Clara Bow reçoit plus de 45.000 lettres de fans, un record pour l'époque. La pression est sur les épaules de l'actrice. Le film est une adaptation de Forbidden Fruit de Warner Fabian, une histoire tout ce qu'il y a de plus classique pour l'époque Jazz Age des petites flappers. Les années 20 célébrées par Scott Fitzgerald et Anita Loos. Dans une université réservée à la gent féminine, des jeunes filles à la sexualité débordante préfèrent faire la fête et allumer les garçons plutôt que d'étudier. Stella Ames (Clara Bow) est l'étudiante la plus populaire et la plus délurée : avec son groupe d'amies, elle préfère séduire les hommes, faire le mur, fumer des cigarettes et boire de l'alcool. Cet hédonisme basé sur le loisir et une libération de femme instrumentalisée pour des besoins mercantiles (le film date exactement de la campagne de publicité initiée par Edward Bernays, "Torches of Freedom", incitant les femmes à fumer pour symboliser leur liberté) est mis à mal lorsque Stella Ames tombe amoureuse de Gil, le nouveau professeur d'anthropologie. Entre le véritable amour et ses flirts de soirées alcoolisées et enfumées, son cœur balance.

Clara Bow (troisième à partir de la gauche) et ses copines en fourrure.
Concours de jambes nues en salle de classe.
Concours de jambes nues, suite. Clara Bow réprimandée ne sait plus comment se tenir.

The Wild Party est typique des films de Hollywood avant 1934, c'est-à-dire avant l'instauration du Code Hays : les femmes y sont provocantes et fortes (les hommes sont menés par le bout du nez), elles fument, boivent et font la fête. Ce film, bon enfant, échappe aux sujets plus scabreux de prostitution, de divorce, d'adultère et d'avortement. Les scènes en chemises de nuit, en robes décolletées, en maillots de bain ou en jupes au-dessus du genou sont légion, souvent avec humour. Ainsi cette scène où les filles font exprès de relever leurs jupes et de montrer leurs jambes lors du premier cours du professeur d'anthropologie. Ou cette scène de bal costumé où Clara Bow et ses amies arrivent en manteau de fourrure... mais pour dévoiler un simple maillot de bain ! Et, évidemment, se faire exclure du bal.

1929. Bal en maillot de bain à l'école. Classique.

Outre ces scènes d'humour, The Wild Party montre des scènes plus dures : une bagarre dans des bars où des hommes ivres tentent d'abuser des filles (justement habillées en fourrure et en maillot de bain !) ou une fin de fête mondaine avec son lot de "paumés du petit matin" pour citer Jacques Brel. Le rôle de flapper donné à Clara Bow est plutôt typique que l'image qu'elle dégage dans la presse à scandale et ses apparitions cinématographiques.

Clara Bow au lit avec son prof d'anthropologie. Oups.

The Wild Party est un succès, ce qui n'est pas une surprise à l'époque. Mais les appréhensions de Clara Bow sur sa carrière à l'ère du parlant vont se révéler justes. Pas parce que sa voix passe mal à l'écran mais par ce que l'actrice est lasse du cinéma et souffre de problème de santé. Elle tournera en tout onze films parlant de 1929 à 1933. Call Her Savage (1932) est chroniqué ici.

vendredi 21 septembre 2012

Ezra Pound contre le système monétaire pourri

Dans un texte "Saluer Ezra Pound" et publié dans le recueil Ouverture de la chasse (ce titre !), Dominique de Roux, un des écrivains le plus doué de sa génération, prend la défense de l'auteur des Cantos. On le sait, après 1945, Ezra Pound fut interné treize ans dans un hôpital psychiatrique. L'homme était trop dangereux. Il avait violemment critiqué le gouvernement américain lors de la Seconde guerre mondiale, rejoignant également la cause fasciste. On peut lire ses diatribes anti-américaines dans Ezra Pound Speaking: Radio Speeches of World War II, recueil de ses allocutions radiophoniques pour Radio-Rome. Dès lors, comme Louis-Ferdinand Céline, Ezra Pound fut voué aux gémonies. Un infréquentable pour les éternels donneurs de leçons moralisateurs. En France, le poète pouvait compter sur le soutien indéfectible de Dominique de Roux et Jean-Edern Hallier. Voici un extrait du texte de Dominique de Roux.


Les petites têtes de Flore et du Drug n'admettent pas que la si belle quiétude de leur médiocrité ne vienne à se trouver ainsi troublée par la présence de quelqu'un comme Ezra Pound, par qui la poésie est.

Quoi de plus insupportable à l'imposture que la venue de la vérité, ces temps brûlants où la vérité est de passage, vivante, impitoyable, belle.

Dans le cauchemar climatisé où s'enflent périodiquement et se dégonflent les fortes structures du Paris dans le vent, quoi de plus insupportable, alors, que la simple présence là de l'auteur à la fois halluciné et si lucide des Cantos Pisans ?

Alors et pur parler comme Lénine, que faire ? Comme ils ne faire qu'une seule chose, faire ce qu'ils font toujours. Attaques sournoises et stratégie oblique, déplacement de la question vers des zones de l'actualité qu'ils disent subalternes : misère de la misère de ceux qui, en prenant l'ombre pour la proie, se figurent participer au festin de la Grande Chasse mais ne font que se convier indéfiniment entre eux à un pitoyable festin d'ombres.

N'osant quand même plus mettre en cause l’œuvre d'Ezra Pound, on remet sur le tapis l'équivoque de ce qu'on avait pu appeler son fascisme.

De cette équivoque, parlons-en, comme je l'ai déjà fait dans l'Arche de juin 1966.

Ezra Pound lors de son arrestation par les forces américaines.

Il n'y a pas de littérature sans la fascination de chose unique, sans le vertige d'une seule attention. A défaut de l'homme, le poète veut souvent rendre le monde meilleur, et il y a donc la question des impôts trop lourd, une classe d'exploiteurs incompatible avec le principe de l'égalité des droits, en bref la dépravation subversive de l'économie. Il y eut aussi les grandes technologies de l'abjection, si bien mises au point par Staline et Hitler, ce double visage obscur d'une même tentative innommable : "lancer deux mensonges d'un coup, pour que l'on se demande lequel est la vérité". Enfin comme l'efficacité se teintait ces derniers temps d'indécences militaires, il était logique, aussi, qu'avec son tempérament de paroxysme et sa terrible perception poétique, Ezra Pound, à partir de Jefferson, John Adams, L'Histoire des Crimes Financiers d'Alexandre del Mar, s'attaquât, au capital, à ces "usuriers merdeux", etc.

Donc, du crédit social à ses assauts contre la banque hollandaise, citant Lénine de L'Impérialisme, Phase ultime du Capitalisme, Pound, violent dans son langage parce qu'habité par la poésie absolue, alla jusqu'au fascisme, qu'il traversa comme on traverse les cauchemars ambigus de l'aube. Englué provincialement à Rapallo et plus encore dans son interprétation économique de l'histoire, il apprit qu'il était en train de se perdre par haine théologale de l'Usure. Reste qu'on entendit sa voix à Radio-Rome traiter Roosevelt de "ventre de porc", annoncer que "deux millions de troupes de choc tartares fouleront les trottoirs de Manhattan, le Centre économique", comparer efficacement d'ailleurs, Jefferson à Mussolini, faire l'éloge de Joyce et de Cummings, lire le Canto XLV "With Usuria" et achever un portrait de Rabelais. Car son idée fixe, sa fascination et sa suprême aversion concernaient le "système monétaire pourri" aux mains des banquiers de New York Stock-Exchange.

Lire également :
La rencontre Pound / Pasolini à Venise en 1967
- Aphorismes de Dominique de Roux
- Dominique de Roux par Jean Parvulesco 

jeudi 13 septembre 2012

The Tale of 15 Children (1985)

The Tale of 15 Children (열다섯소년에 대한) est film nord-coréen de réalisateur inconnu, sorti en 1985. Un mélange de Robinson Crusoé (livre de Daniel Defoe), de Sa Majesté des mouches (livre de William Golding) et de Lost (la célèbre série TV américaine), le tout à la sauce nord-coréenne. Au programme : croisière sur une île, chants, danses, parties de pêches mais aussi tempête, famine, naufrage et survie sur une île hostile et inconnue.


Dans la Corée d'avant 1940, colonisée par le Japon, des pauvres villageois sont exploités par des propriétaires cruels, oisifs, avides d'argent et collaborateurs avec l'ennemi. Les coups de fouet du propriétaire pleuvent sur des enfants du village qui ne travaillent pas assez ou refusent d'obéir à l'autorité. Comme il l'explique entre deux coups de savates, "cette terre et ce ciel m'appartiennent". Pour se changer les idées et trouver un endroit "où il est possible de vivre heureux", quinze enfants du village (plus un chien) décident d'emprunter en cachette le bateau du propriétaire pour passer une journée festive sur une île proche. Tout se passe dans la liesse générale : pique-nique sur l'estran, pèche-détente, concours de chant et de danse, sieste, spéléologie... jusqu'à ce que le ciel se couvre et la mer se déchaîne ! Piégés dans une tempête, les quinze navigateurs inexpérimentés se retrouvent vite à la merci de la mer : leur mât est cassé, leur gouvernail inutilisable et leurs vivres sont comptés. Après plusieurs jours, la famine et le désespoir gagnent le navire...

Les cruels propriétaires et leur logique de domination.
Le rêve d'une éducation gratuite. Si seulement ils étaient nés en France...

Le bateau finit par atteindre une île déserte inhabitée. Les quinze naufragés s'y installent mais ne comptent pas y rester longtemps. L'histoire aurait pu virer dans l'utopie et l'exaltation de la création d'une société socialiste - comme la Corée du Nord). Il n'en est rien : impossible de vivre autre part que sur sa terre natale, malgré l'oppression des propriétaires. Tout un symbole de l'attachement du pays-mère en Corée - une thématique abordée dans de nombreux films nord-coréen. Aucune société alternative ne se créé sur l'île. Le seul fait notable étant l'exil volontaire d'un des villageois qui préfère alimenter un feu de camp (en espérant la venue d'un bateau) plutôt que de construire un nouveau bateau. Les conflits sont donc peu nombreux, à part quelques tensions quand une ou deux personnes ne travaillent pas suffisamment et profitent des autres. Les moments de joie ne manquent pas, comme lorsque deux enfants (huit ans maximum) entament une chanson raillant "le propriétaire fainéant et avide d'argent qui grossit en suçant le sang des gens" ! Ou ce rêve d'un autre enfant qui s'imagine retourner sur son île natale et tirer des flèches enflammées sur le propriétaire !

On se raconte des histoires le soir avant de dormir pour se donner du courage.
Le méchant américain avec ses cheveux longs et sa croix.
Camouflage : en un coup de cirage, un Coréen peut se grimer en Noir américain.

La propagande politique est pourtant assez légère. L'action se déroulant avant le mouvement de libération nationale des années 1930, il n'y a aucune référence à Kim Il-sung. Une séquence est tout de même remarquable : deux villageois quittent l'île sur un radeau de fortune et sont recueillis par un navire... américain ! Le "diable" américain. Les méchants impérialistes (des Coréens à perruques qui fument et boivent de l'alcool jusqu'à l'ivresse) capturent les deux innocents pour les vendre comme esclave "dans un pays du Sud" - un sous-entendu désigner la Corée du Sud, alliée des Yankees. Heureusement, un esclave noir (joué par un Coréen passé au cirage !) les aide à s'échapper. On note un parallèle intéressant entre impérialistes Yankees/propriétaires et Afro-Américains/villageois exploités. Finalement, le film se termine par le départ groupé des quinze naufragés vers leur île natale. La trouveront-ils ? L'espoir fait vivre.

samedi 8 septembre 2012

Sono Sion - Bicycle Sighs (1990)

Bicycle Sighs est le premier long-métrage de Sono Sion, réalisé après quatre courts-métrages (dont I Am Sono Sion !). On y trouve un Sono Sion très jeune, un film en 8mm sur le baseball et des êtres invisibles, des courses poursuites en bicyclette, un masque de dragon, des ours qui fument la pipes... Un premier film assez délirant qui fit le tour des festivals internationaux au début des années 1990.


Shiro (interpété par Sono Sion) et Keita, à peine vingt ans, sont deux amis d’enfance qui gagnent leur vie comme livreurs de journaux à bicyclette, dans la ville provinciale de Toyokawa (la ville de naissance de Sono Sion). Dans un Japon où la réussite professionnelle est primordiale, Shiro et Keita sont deux perdants. Si Shiro semble s'accommoder de cette situation, Keito commence à se poser des questions. Pour passer le temps, Shiro incite Keita à continuer à tourner un court-métrage qu'ils avaient commencé au lycée. L'histoire de jeunes gens qui jouent au baseball et sont bientôt accompagnés par un être (d'abord invisible) à la tête de dragon (vous avez dit surréalisme ?). Keita refuse de tourner le court-métrage, qui lui rappellent son amour perdu pour Kyoko, ancienne camarade de lycée partie étudier à Tokyo il y a trois ans.

Keita et Shiro sur bicyclette.
Les "êtes invisibles" du court-métrage.
Bicycle Sighs est rempli d'absurde et de désespoir, comme dans beaucoup de films de Sono Sion, mais la mise en scène est ici très "légère", avec un ton bon enfant, qu'on ne retrouvera pas dans les longs-métrages suivants : The Room (1992) et I Am Keiko (1997). Les extraits en noir et blanc du court-métrage sur le baseball et les "êtres invisibles" sont particulièrement drôles, comme un mélange de Godzilla/Bioman sous amphétamine tourné à l'époque du cinéma muet. Autre scène absurde : la conversation entre Teika et son père, transformé en... ours qui fume la pipe ! Pour l'anecdote, la voix du "papa-ours" est celle de Noboru Iguchi, réalisateur de films gore aujourd'hui bien connu. On lui doit notamment The Machine Girl, Zombie Ass et Sushi Dead. Noboru Iguchi a même réalisé plusieurs films pornographiques... comme Sono Sion ! Et tous deux ont réalisé des films pour la société de production Sushi Typhoon. C'est donc réjouissant de les voir réunis dans Bicycle Sighs, au début de leurs carrières.

Shiro (Sono Sion) au téléphone.
La jeune Kyoko filmée par Shiro. Upskirt alert.

Bicycle Sighs, comme les tous films de Sono Sion avant Suicide Club (2001), ne sont toujours pas disponibles en DVD malgré une reconnaissance croissante de l’œuvre du réalisateur depuis Love Exposure en 2008.

jeudi 6 septembre 2012

FJ Ossang : "Arrête ton cinéma français"

En 1994, FJ Ossang a publié le roman Au Bord de l'aurore, mélange de journal intime et de réflexions artistiques sur le début des années 1990. Entre des pages sur les premiers films de FJ Ossang, l'écriture du prochain scénario ou la mort de Helno (chanteur des Négresses Vertes), on trouve un passage intitulé "Arrête ton cinéma français". Une époque révolue ? Extraits.

FJ Ossang.

Le cinéma français ne s'intéresse plus qu'à cette putain de gloire nationale. Il se prend la tête à savoir quel est le plus français du cinéma français: Renoir ou Truffaut. Mazette, ce qu'ils exportaient, les bougres ! Vigo, Bresson, Tati, c'est la fantaisie décorative du rayon. Ils en jettent à côté de Dreyer ou de Jacques Tourneur - qu'on a récupéré de justesse à Bergerac avant de le classer dans les curiosités frenchies. Un as de la Série B qui a revitalisé Hollywood avec des astuces de chez nous.

Les français produisent. Ils ne savent plus trop où donner de la tête, entre un méchant complexe international, et l'envie de partager le gâteau de l'hégémonie américaine en infiltrant les marchés extérieurs avec une cochonnerie audiovisuelle qui oscille entre grimace chauvine à usage de propagande touristique, et serials camouflés en films de cinéma qualité-européenne - pour rectifier le goût local encore porté à l'exotisme des formes. On neutralise - vers l'intérieur, et vers l'extérieur. On recycle doucement l'Art et l'Essai dans le sauvetage des épaves commerciales. Ça devient l'Arrêt-Décès. La critique relaye la publicité du pauvre, et comme elle n'avance pas elle se lasse. les décideurs se regardent faire, ils admirent à coup de : Cinéma Français Vaincra Parce Que C'est Le Moins Fort. Les Italiens, les Allemands, les Espagnols, les Yougoslaves et les Soviets regardent en se demandant si cela est bien sérieux - l'Europe coproduit des navets que même Berlusconi n'arriverait pas à faire passer entre la réclame et des jeux où minitels rose et gazinière accouchent de la dépression subliminale - mais ça roule ! 130 films en 1993, si tout va bien ! On a infiltré la Floride du sud et les banlieues de Yokohama ! Nos cinéastes tiennent le pari de réhabiliter un art populaire où notre culture survit à l'industrie américaine. Travaillons à fonder un cinéma européen où toutes les langues exprimeront tous nos particularismes de vieux continent... Mon cul ! C'est à gerber ! La qualité-Europe est 100 fois plus démoralisante qu'était la qualité-France d'Autant-Lara et Christian-Jacques période marée basse ! Une veine : le ciné franco-français n'intéresse personne. 5 ou 6 produits amortissent la donne. 100 navets se ramassent en téléthon culturel, 3 ou 4 erreurs de programme survivent dans le sillage de la Nef des Cons.

J'étais une erreur. On m'a repéré. je coince au signal numéro 3. Le ciné français ne fait plus vendre ni livres ni peintures autochtones, mais ça peut encore caser des pulls, des camemberts ou des eaux de toilette... Tout est culturel. Alors je dis : A bas la culture ! A bas les décideurs ! A bas le cinéma ! A bas la France ! A bas l'Europe ! A bas les camemberts & Saint-Laurent ! A bas les colombes nationales ! A bas l'audiovisuel ! A bas les cons ! A bas, à bas, à bas !... Et puis je m'en fiche... Il y a tant à faire...

Lire également :
- FJ Ossang, Fernando Pessoa et Dom Sebastiao
- FJ Ossang - Les 59 Jours (1999)