Serge Brindeau écrit de Bernard Delvaille: « Narcisse aimant et redoutant son propre visage, il cherche à échapper au temps, qui passe trop vite et qui pourtant n’en finit pas de s’écouler. Comme pour se divertir de ce souci, il note avec précision les aspects changeant de l’existence ordinaire. La nostalgie demeure ». Dans cette nostalgie ambiante, Bernard Delvaille s'entoure de grands morts: Thomas de Quincey, Stéphane Mallarmé, Valery Larbaud, ou T.S. Eliot pour les plus illustres. Cette compagnie littéraire créent un réseau intertextuel et un jeu de question/réponse entre le poète et ses pairs. Une habitation poétique ?
L’habitation poétique se fait surtout par l’évocation et la citation d’auteurs avec pour conséquences, deux effets principaux: d’une part, la sensation et la présence d’autres auteurs et d’autre part, l’actualisation de figures élevées au rang de références mythiques. L’utilisation de topoï et de mots chargés de la présence des générations antérieures qui parlent à travers nous.
Ces citations n’ont pas un rôle descriptif comme dans la plupart des récits de voyages où l’auteur vérifie les dires de ses prédécesseurs pour établir un parallèle entre le passé et le présent. Dans les poèmes de Bernard Delvaille, la référence à des auteurs instaure plutôt un climat d'omniprésence. L’auteur n’écrit-il pas:
Que seraient nos promenades, nos errances dans Paris si nous n’avions pas à la mémoire, pour nous accompagner, quelques vers de Baudelaire, d’Apollinaire, de Carco, d’Aragon ou de Léon-Paul Fargue, vers ou prose, selon notre humeur du jour, la couleur du ciel, la verdure des feuillages, la sirène d’un remorqueur sur la Seine ?
Charles Baudelaire (1821-1867), poète et toxicomane notoire: dans les bons papiers de l'Education nationale !
Dans le long poème de Train de vie, la présence de Jean Cocteau et Jean Genet apparaît comme un effet de réel du monde germano-pratin des années 1950 en même temps qu’une évocation de deux auteurs qui ont marqué le poète. Même hommage pour Marcel Thiry, grand poète du voyage dont Bernard Delvaille a édité l’œuvre complète, qui envahit les vers de « Nuit du Sud »:
C’est à vous Marcel Thiry que je songeais sur les trottoirs de Broadway dans les grondements du subway
Dans cette même perspective, « Massilia Blues » est un hommage à Louis Brauquier, agent des Messageries Maritimes, poète des mers du monde, du mouvement des navires et des escales, qui fit du Vieux-Port son refuge de prédilection, où les bars sont les « carrefours de toutes les cultures, de toutes les races et de tous les métiers » (citation d'Olivier Frébourg). Delvaille fait explicitement référence au poète dans la strophe:
Sur le vieux port un soir d’automne
pour les eaux d’au-delà de Suez
un officier blond de l’U.S.
Navy a dit adieu à une fille
L’Au-delà de Suez est en effet le titre du premier recueil de Brauquier. Le poème est surtout implicitement chargé de l’univers des poèmes de Brauquier: les nuits d'amours et d’alcool, les départs à l’aube, les bars for officers only, les bordels et les cinémas mal famés. Autre cas d’hommage dans le lieu chargé d’histoire littéraire, celui de Paul Verlaine, une influence majeure dans la musicalité du poète et l’expression des émois les plus simples, qui apparaît en filigrane dans « Cour Saint-François » extrait de Blues. Référence pour initiés, ce poème nécessite une connaissance de la biographie de l’ancien pensionnaire de la prison de Mons. Bernard Delvaille s'explique dans son Journal:
C’était un endroit sordide, jouxtant la rue Moreau, sous les arcades de la voie ferrée. Verlaine y logeait chez un marchand de vins. Tout ce quartier n’existe plus, mais il y a cinquante ans, j’y suis allé. François Porche a écrit un poème sur la cour Saint-François: « Ainsi ta vie: un numéro dans un garni. » Moi aussi, dans Blues.
On peut parler d’un « voyage vertical » ou d’une « plongée dans la mémoire de chaque ville » (citation d'Alain Tassel) grâce au voyage littéraire enrichit de ces citations d’écrivains.
D’autre part, la nécessité de se référer aux autres a pour but de vivre réellement les situations, d’affirmer l’existence (et donc l’écriture) de sa vie: quand Bernard Delvaille confond volontairement une jeune fille d’Oxford Street avec Ann des Confessions d’un mangeur d’opium, c’est de moyen de marcher poétiquement dans un Londres marqué à jamais par de Quincey, en même temps qu’une « syllepse temporelle » pour citer Gérard Genette, et qui tisse une parenté entre opiomane anglais et le poète français. C’est également une actualisation de l’amour de De Quincey, puisque cette Ann contemporaine est croisée:
À la vitrine de
Selfridges
temple de la consommation moderne.
Cette actualisation est aussi un hommage à l’immortalité d’Oxford Street donnée par Quincey en même temps qu’un dialogue entre poètes et, pour Delvaille, la volonté de découvrir le réel à travers les mythes littéraires. C’est une attitude, un moyen de confronter la vivacité et la pertinence de tels parallèles. En cela, c’est aussi une déploration d’un passé, d’un univers culturel dont le sens n’est plus en relation avec le monde présent. En outre, la citation est un procédé fréquemment utilisé et apparaît comme une appropriation, pour suivre la logique de Charles Dantzig: « La citation est un morceau d’écrivain, […] elle ne peut pas être représentative ». Ainsi, quand Bernard Delvaille met en exergue les mots de Valery Larbaud: « vivre danoisement dans la douceur danoise » dans son « Élégie de Marienlyst », plus qu’une filiation, c’est une illustration du propos pour constater l’actualité de ces sensations passées. Surtout que cette élégie fait penser à une réponse à la question que posait Larbaud dans le poème « Carpe Diem… »:
Cette actualisation est aussi un hommage à l’immortalité d’Oxford Street donnée par Quincey en même temps qu’un dialogue entre poètes et, pour Delvaille, la volonté de découvrir le réel à travers les mythes littéraires. C’est une attitude, un moyen de confronter la vivacité et la pertinence de tels parallèles. En cela, c’est aussi une déploration d’un passé, d’un univers culturel dont le sens n’est plus en relation avec le monde présent. En outre, la citation est un procédé fréquemment utilisé et apparaît comme une appropriation, pour suivre la logique de Charles Dantzig: « La citation est un morceau d’écrivain, […] elle ne peut pas être représentative ». Ainsi, quand Bernard Delvaille met en exergue les mots de Valery Larbaud: « vivre danoisement dans la douceur danoise » dans son « Élégie de Marienlyst », plus qu’une filiation, c’est une illustration du propos pour constater l’actualité de ces sensations passées. Surtout que cette élégie fait penser à une réponse à la question que posait Larbaud dans le poème « Carpe Diem… »:
Cueille ce triste jour d’hiver sur la mer grise…
Te souviens-tu de Marienlyst ?
Bernard Delvaille répondant par une autre question assez similaire:
Quand reverrons-nous mon cœur Marienlyst
et la mer grise et bleue le soir comme un soupir
Précisons d’ailleurs que les mises en exergue apparaissent surtout dans la section Voyages ou dans les poèmes ayant pour thème le voyage, renforçant le face à face entre l’étranger et le connu. Corps étranger, parce qu’elle n’appartient pas en propre à celui qui l’utilise, la citation apparaît alors comme un idéal passage entre le monde littéraire chéri par le poète et le monde qu’il tente de découvrir et d’apprécier. Par extension, la citation est le passage entre l’auteur en train d’écrire et le je poétique, quatrième personne du singulier. La citation est alors le seuil et le témoin d’une poétisation du monde de l’auteur. Ce point de vue est renforcé par l’évocation de poètes ou l’allusion à des créations littéraires existantes. La citation appropriée peut se changer en réécriture et en jeu d’échos comme c’est le cas dans Le Vague à l’âme de la Royal Navy dont le sens apparaît grâce à l’exergue de T.S. Eliot extraite de « Gerontion »:
Here I am, an old man in a dry month,
Being read to by a boy, waiting for rain.
T.S. Eliot (1888-1965), prix Nobel de littérature en 1948 et auteur de The Love Song of J. Alfred Prufrock (1915), The Waste Land (1922) et The Four Quartets (1942).
Les thèmes de l’attente et de la lecture de son journal de bord sont en quelque sorte annoncés ; d’autant plus que dans la poésie d’Eliot, l’eau, donc la pluie, est associée à la vie. Le poète du Vague à l’âme de la Royal Navy, passant deux années au bord de la mer n’attend-il pas lui aussi la vie, une nouvelle vie ? Le jeu d’échos est perceptible. C’est un autre poème d'Eliot, « East cocker », le deuxième Quatuor (1940), qu’il faut connaître pour comprendre le jeu intertextuel complet. La dépossession, le mutisme et l’étrange mort de Mark Thomson ne sont-ils pas une émanation des vers suivants ?
Pour posséder ce que vous ne possédez pas
Vous devez passer par la voie de la dépossession.
Pour arriver à ce que vous n’êtes pas
Vous devez passer par la voie dans laquelle vous n’êtes pas,
Et là où vous êtes est là où vous n’êtes pas
C’est là un bon résumé de l’œuvre. Les derniers mots du Vague à l’âme de la Royal Navy rappellent un passage du Jeune homme et la mort de Jean Cocteau. Comparons en citant Cocteau puis Delvaille:
Par les toits, la mort arrive. C’est une jeune femme blanche, en robe de bal, juchée sur de hauts patins. Un capuchon rouge enveloppe sa petite tête de squelette. Elle a de longs gants rouges, des bracelets et un collier de diamants.
Et
Il ne vit pas la mort venir. C’était une vieille mort, en robe de dentelle noire à falbalas jaunis. Elle avait les traits fripés et la voix asexuée de David Bowie.
Dans cette habitation poétique, certaines références sont plus difficiles à saisir bien quelles visent à créer un espace poétique. Ce long texte étant une allégorie de la recherche poétique, il est normal qu’il fasse référence à d’autres œuvres existantes. Pour continuer dans les citations de Cocteau, on peut affirmer que les miroirs réfléchissent ici plus qu’il n’y paraît. Les citations ne sont pas seulement une présence: cette habitation agit sur la compréhension du poème. Il est à parier que d’autres références se mêlent aux mots de Bernard Delvaille. Sans omettre bien sûr les citations de John Donne au sein d’un poème composé par Mark Thomson.
Bernard Delvaille écrit sa vie et vit la poésie. Le poème montre un « espace du dedans » pour reprendre l’expression d’Henri Michaux, une recherche d’une terre élue. L’œuvre poétique apparaît finalement comme une illustration de l’amour du livre. Guère étonnant de la part d'un bibliophile:
Un livre me paraît être, à la fois, une éventualité et l’expression d’un instant. Je parle de livres qui sont des hommes […] La fréquentation que j’ai de certains livres correspond exactement au plaisir que j’éprouve à retrouver les amis les plus chers.
On peut donc parler d’une habitation poétique avec cette impression que Bernard Delvaille écrit de la poésie sur la poésie elle-même. Son expérience de critique et d’anthologiste n’est pas sans rapport avec ce principe.
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Biographie et bibliographie de Bernard Delvaille: ici.
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