En 1996, FJ Ossang, poète, musicien et cinéaste, part en Amérique latine (Chili, Argentine, Uruguay) tourner son troisième long-métrage, Docteur Chance, dans lequel l'ex-Clash Joe Strummer joue un second rôle. Le scénario : Angstel attend Zelda devant un cinéma où l’on projette l’Aurore de Murnau - mais Zelda ne vient pas. Il voit alors sa dernière chance s’évanouir. Tout lui devient insupportable – ses amours ratées, son talent littéraire gâché, et la conviction d’être devenu étranger à lui-même et au monde… C’est alors qu’il croise Ancetta, danseuse au ‘Wasted’. Lors du tournage de Docteur Chance, FJ Ossang tient un journal de voyage qui paraît en 1999 sous le titre 59 jours, un livre dont la couverture convoque immédiatement le futurisme russe, notamment l'artiste Lazar Lissitzky.
FJ Ossang parsème son texte de références à l'Amérique des années 10-20, asile de nombreux artistes. Par exemple, dans ce extrait :
On a réglé son compte à Cravan dès l'Amérique, à Artaud juste après le Mexique, et Witkiewicz n'en a plus pour très longtemps entre Germanie et Russie, même s'il table encore sur une reconstitution du mirage australien de l’adolescence sous l'épreuve sacrée du Davamesk B2... L'usage des narcotiques est faussé. Dostoïevski, Junger, Ungern se débattent entre fosse et prophétie, texte et superstition, géographie et raison. Il n'y a plus d'Est ni d'Ouest, on le saura bientôt... Que l'Europe replonge en pire que 1915, on s'étonnera...Des siècles passent entre-temps, et quand Gombrowicz se retourne depuis l'Argentine, on s'y est tous mis, d'une manière ou d'une autre, et ce n'est pas joli. Plus personne ne bouge quand on regarde - pas un qui moufte vrai, tant le baratin culturel s'étrangle, et on a beau défenestrer ses propres gosses, nada, nein, et zéro !
Sur le mur : une coupure de presse annonçant le combat de boxe
entre Jack Johnson et Arthur Cravan en 1916.
entre Jack Johnson et Arthur Cravan en 1916.
Autre moment savoureux des 59 jours, l'arrivée de FJ Ossang à Montevideo, capitale de l'Uruguay et ville de naissance du comte de Lautréamont (Isidore Ducasse), géniteur fou de Maldoror :
Le 28 au soir, on quitte l'Argentine pour l'Uruguay. La tempête lève durant la traversée. Le navire est presque vide. On entre à 60 à l'heure dans la fin du monde. Les cabinets dégouttent le vomissement des passagers. O vieil océan... Le poète ne ment pas. il prévient. les incrédules subissent. Pluie de typhon sur les vitres. L'exaltation me décapite. Je bondis par tous les bords figer une pluie d'atomes. Rien à faire. L'aventure est trop forte. impossible d'écrire. La peste rôde. Le comte aiguise ses plus longs ongles de métal. Les poux enragent dans les caves léprosées d'une antique forteresse garibaldienne. On entre chez Maldoror. On aperçoit des édifices à travers les rafales : Fritz Lang a reconstruit le port de Metropolis. Bourrasque passée au sodium. On entend des avions décoller pour Shangri-La. On vient d'égorger Rosas - la merde et le sang propagent leurs couleurs de mélange sur le Rio de la Plata. On arrive dans Montevideo...
Le temps d'un baiser sur la rampe ducassienne et on s'engouffre dans une voiture. impossible d'apercevoir la ville derrière la buée. On distingue la suffisance des palais, des murs en salpêtre inondé, le silence crépitant par l'orage - Gombrowicz songe aux envoûtés de Buenos Aires. Le Vigan referme sa cape de Sandeman dégoûté sur les banlieues de Tandil. Et Ducasse est royal ! On imagine Dracula passant le port de Brême à la dernière baie sud-américaine. Il décharge une fosse commune sur la plage.
Montevideo nous tend ses bras sombres de madone profanée par l'après-guerre. C'est la cité vampire qu'a rêvée l'océan. Dehors, il y a des platanes arrachés, des torrents éventrent les trottoirs, et toute la boue du Rio de la Plata étrangle un ciel criblé d'étoiles mortes. Nous sommes rendus. Quand on s'endort, John Lydon chante : "and there is energy..."
Joe Strummer. Derrière lui, une photo de Roman Fedorovitch von Ungern-Sternberg,
surnommé le "baron sanglant".
surnommé le "baron sanglant".
Entretiens audio avec FJ Ossang :
- FJ Ossang, total poète, France Culture, Surpris par la nuit, 17 octobre 2003.
- FJ Ossang à propos de son film Dharma Guns, Radio Libertaire, 15 septembre 2010.