lundi 26 décembre 2016

Xenophon, l'Armée Rouge Japonaise et le cinéma d'avant-garde

Le cinéma révolutionnaire d’extrême gauche japonais de la fin des années 60, incarné par Koji Wakamatsu et Masao Adachi, ainsi que l’activisme terroriste de l’Armée Rouge Japonaise, suscitent depuis quelques mois un regain d’intérêt : en plus de rétrospectives et de livres consacrés à Koji Wakamatsu et Masao Adachi, on constate la sortie de trois documentaires : Children of the Revolution de Shane O’Sullivan, Il se peut que la beauté ait renforcé notre résolution – Masoa Adachi de Philippe Grandrieux, et enfin, L’Anabase de May et Fusako Shigenobu, Masao Adachi, et 27 années sans images d’Éric Baudelaire, qui nous a accordé un entretien. Retour sur ce mouvement politique méconnu en France.


Du Japon à la Palestine... des manifestations étudiantes au terrorisme international


Revenons d’abord sur quelques points historiques afin d’expliquer l’essor de l’Armée Rouge Japonaise , racontée en détails par Michael Prazan dans le livre Les Fanatiques, histoire de l’Armée Rouge Japonaise. En avril 1968, plus de 200 universités se mettent en grève après la découverte d’un scandale financier à Nichidai, l’université la plus défavorisée de Tokyo. Dans un contexte politique particulièrement violent où des étudiants nationalistes et d’extrême gauche contestent le renouvellement du Traité Mutuel de Sécurité Etats-Unis-Japon (AMPO) ainsi que l’engagement du pays du soleil levant dans la guerre du Vietnam, les manifestations tournent en affrontements entre les étudiants et les forces de l’ordre. Dès 1969, le mouvement se radicalise avec la création de la Faction Armée Rouge, une armée clandestine qui n’hésite pas à commettre des attentats contre la police et fomenter un attentat – déjoué – contre le Premier ministre japonais. Le 31 mars 1970, neuf membres de la Faction Armée Rouge détournent un avion de la Japan Airlines vers la Corée du Nord.

En 1971, la Faction Armée Rouge se sépare en deux branches : l’Armée Rouge Unifiée et l’Armée Rouge Japonaise (ARJ). L’Armée Rouge Unifiée, dans une descente aux enfers mise en scène en 2008 par Koji Wakamatsu dans United Red Army, ne fera pas long feu. A l’occasion d’un camp de formation militaire, 14 membres de l’Armée Rouge Unifiée (dont une femme enceinte de huit mois) sont battus et torturés à mort par leurs camarades lors de séances d’autocritiques. Cette dérive morbide et grotesque se terminera par la prise d’otage d’une aubergiste par cinq membres de l’Armée Rouge Unifiée, retransmise en direct à la télévision. Bilan : neuf jours de prise d’otage et trois morts (deux policiers et un civil). Au Japon, cette histoire tragique met fin à l’activisme terroriste d’extrême gauche.

United Red Army de Koji Wakamatsu

Au même moment, Fusako Shigenobu et la douzaine de membres de l’ARJ sont au Liban, dans l’intention d’internationaliser son mouvement et de participer à la libération du peuple palestinien de l’oppression israélienne. L’ARJ se lie au Front Populaire de Libération de la Palestine (FPLP), une organisation marxiste créée par George Abache. Parmi les actions perpétrées par l’ARJ, on peut citer l’attentat de l’aéroport Lod de Tel Aviv le 31 mai 1972 (26 morts), la prise d’otages de l’ambassade de France à La Haye en 1974, et l’attentat à la voiture piégée devant l’ambassade des États-Unis à Naples le 14 avril 1988 (5 morts). Le 8 novembre 2000, Fusako Shigenobu est arrêtée à Osaka et condamnée à vingt ans de prison pour falsification de passeports et tentative d’homicide involontaire pour l’organisation de l’occupation de l’ambassade de France à La Haye. L’ARJ est officiellement dissoute. Voilà pour le volet politique et militaire de l’histoire.

Les vies secrètes de Masao Adachi et May Shigenobu


L’histoire de l’ARJ est liée à celle du cinéma indépendant et contestataire de la fin des années 60. Masao Adachi personnifie à lui seul ce lien entre cinéma et action directe. Après avoir réalisé des films expérimentaux, il rencontre le réalisateur et producteur Koji Wakamatsu, pour lequel il tourne des détournements de films documentaires médicaux (Abortion et Birth Control Revolution) et des films politiques érotico-anarchistes (Sex Game et Female Student Guerilla). Il signe également les scenarii de plusieurs classiques de Wakamatsu dont Quand l’embryon part braconner (interdit au moins de 18 ans lors de sa ressortie en France en 2007) et Les Anges violés. Il joue également un second rôle dans La Pendaison de Nagisa Oshima (qui n’a pas encore réalisé L’Empire des sens).

Armée Rouge / FPLP : déclaration de guerre mondiale de Masao Adachi et Koji Wakamatsu

En 1971, Koji Wakamatsu, Masao Adachi, Nagisa Oshima et Kiju Yoshida (autre cinéaste d’extrême avant-garde) sont invités au Festival de Cannes. Avant de retourner au Japon, Wakamatsu et Adachi se rendent au Liban dans le but de filmer des résistants palestiniens. Ils font alors la connaissance de Fusako Shigenobu qui les présente à des représentants du FPLP dont l’écrivain Ghassan Kanafani et Leila Khaled. Après plusieurs semaines au Liban, en Syrie et en Jordanie, Wakamatsu et Adachi retournent au Japon pour monter le documentaire de propagande Armée Rouge / FPLP : déclaration de guerre mondiale. Il s’agit du dernier film d’Adachi jusqu’en 2007. En effet, en 1974, celui-ci retourne à Beyrouth pour filmer une suite à son film de propagande mais devient finalement membre à part entière de l’ARJ. Il vivra dans la clandestinité jusqu’à son arrestation au Liban en 1997 et son extradition au Japon en 2000. Emprisonné pour falsification de passeports, il est libéré au bout de 18 mois. En décembre 2010, la Cinémathèque française a organisé une rétrospective de ses films. Ne pouvant quitter le Japon – le gouvernement le lui refuse – Adachi s’est adressé au public français dans une vidéo (voir ci, de la 37è à 52è minute).

Une seconde personne a vécu dans la clandestinité pendant 27 ans : May Shigenobu, la fille de Fusako, née le 1er mars 1973 au Liban. En 2001, après l’arrestation de sa mère au Japon, May devient officiellement japonaise. En 2002, elle publie une autobiographie : De la Palestine au pays des cerisiers : 28 années avec ma mère, malheureusement seulement disponible en japonais. Interrogée en octobre dernier par la BBC, elle s’exprime sur sa vie clandestine au Moyen-Orient. Elle travaille actuellement comme commentateur politique, journaliste et spécialiste du Moyen-Orient pour la chaîne de télévision, Asahi Newstar. En 2010, elle apparaît dans le documentaire de Shane O’Sullivan, Children of the Revolution, consacré à deux personnalités du terrorisme des années 70 : Ulrike Meinhof et Fusako Shigenobu.

Fusako et May Shigenobu dans les années 1970

Masao Adachi et May Shigenobu sont les deux protagonistes du film d’Eric Baudelaire, L’Anabase de May et Fusako Shigenobu, Masao Adachi, et 27 années sans images.

Xenophon, Eric Baudelaire et l'anabase


Anabase est le nom donné depuis Xenophon au retour difficile, voire erratique, vers chez soi. Un terme approprié pour Masao Adachi, Fusako et May Shigenobu, qui sont donc « revenus » au Japon après 27 ans de clandestinité. L’Anabase d’Éric Baudelaire est une exposition en trois parties qui comprend une série d’affiches en monochrome noir (des portraits des membres de l’ARJ, des photographies d’enfance de May et des images extraites des films de Masao Adachi autour de la notion de la révolution) ; un catalogue établissant la chronologie de l’ARJ et expliquant la démarche d’Éric Baudelaire (disponible ici) ; et enfin un film de 66 minutes. Dans le catalogue de l’exposition, Jean-Pierre Rehm commente : « tournées en Super 8 mm, et comme dans la veine du fukeiron, des vues de Tokyo et de Beyrouth aujourd’hui se mêlent à quelques images d’archives, de télévision, à des extraits de films, pour dérouler le décor sur lequel les voix de May et d’Adachi vont faire remonter leur mémoire. Il y est question de vie quotidienne, d’être une petite fille dans la clandestinité, d’exil, de politique, de cinéma, et de leurs rapports fascinés. Pas une enquête, une anamnèse morcelée ».



Éric Baudelaire nous explique ici sa démarche.

La genèse du projet


« En 2008, j’étais pensionnaire à la villa Kujuyama à Kyoto. J’ai regardé de près l’histoire de la gauche japonaise, le mouvement étudiant contestataire, qui a eu une grande ampleur dans les années 1968-69. J’ai trouvé intéressante la manière dont ce mouvement s’est plus ou moins autodétruit suite à la décision d’entrer en clandestinité. J’ai ainsi découvert l’histoire de Fusako Shigenobu et son curieux départ pour le Moyen-Orient. En faisant des recherches, j’ai appris que Fusako avait eu une fille, May. J’ai commencé une série d’entretiens avec elle sans trop savoir où on irait. Deux ans plus tard, après avoir vu les films de Masao Adachi, j’ai compris l’importance de celui-ci en tant que scénariste, réalisateur et militant politique. Il y avait quelque chose à faire autour de ces deux histoires ».

Le fukeiron ou la « théorie du paysage »


« Je me suis intéressé au fukeiron, la « théorie du paysage », issue du film AKA Serial Killer, tourné en 1969 par un collectif de réalisateurs dont Masao Adachi, à la suite d’un fait divers : Norio Nayagama, un jeune homme de 19 ans, avait volé une arme dans une base militaire américaine et avait tué quatre personnes. Pour comprendre l’histoire de ce tueur, ils ont commencé à faire une série de repérages en filmant les lieux dans lesquels cet homme avait vécu de sa naissance à son arrestation. En filmant ces paysages, ils ont compris que ces repérages étaient le film lui-même. D’où la théorie qui veut que les structures du pouvoir se dissimulent dans les paysages et conditionnent les gestes des hommes. Après 1969, cette théorie n’a vraiment jamais utilisé. Adachi et Wakamatsu sont partis à Beyrouth en 1971 avec l’idée de faire un film autour de la théorie du paysage mais très rapidement leur film est devenu un documentaire de propagande ».

« J’aimais bien l’idée de réactiver cette théorie près de 40 ans plus tard pour la retourner sur son auteur, pour comprendre l’itinéraire de Masao Adachi, de May Shigenobu et de l’Armée Rouge Japonaise, en allant au Japon et à Beyrouth, dans les lieux où ils ont agi ».

La rencontre avec Masao Adachi


« Quand j’ai contacté Masao Adachi pour savoir s’il participerait au film, il m’a imposé une condition : que je filme certaines images pour lui lorsque je serai au Liban. Si Adachi me demande cela, c’est qu’il a l’idée que ces images remplaceront en quelque sorte celles qu’il a tournées (200 heures de pellicules) dans les années 70 et qui ont disparu dans un bombardement en 1982. Dans le dispositif de mon film, on comprend que certaines images qu’on voit sont des images de fukeiron d’Adachi qu’il m’a demandé de filmer. Quelque chose se joue entre le sujet et l’auteur du documentaire. Il y a une mise en abîme de la question de l’auteur à l’intérieur même du film ».

[Article initialement publié le 3 janvier 2012]

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