Christian Salmon a publié en 2010 Kate Moss Machine, une enquête sur Kate Moss et l'évolution du monde de la mode depuis les années 1990. Selon l'auteur, le mannequin anglais est une synthèse de la société au tournant du XXIè siècle, passant avec facilité de la figure de l'enfant abonné de la Génération X à l'icône du glamour, en passant par les périodes heroin chic, "Cool Britannia", muse rock & roll et princesse trash. Kate Moss Machine est un bon complément à Glamorama, le meilleur roman de Bret Easton Ellis. Dans l'extrait suivant, Christian Salmon dresse un bref historique de l'individualisme depuis le XVIIIè siècle qui aboutit aujourd'hui à l'importance cruciale et démesurée de la mode dans notre société. C'est "l'idéal de l'individu fashionable" dans la République démocratique du look.
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Kate Moss en mode décadence fin de siècle sous opiacée. |
Le "droit au look" est l'aboutissement d'une longue évolution historique de l'individualisme que l'on peut documenter de bien des façons. Dans un livre d'entretiens avec Carlos Oliveira publié en 1996, Essai d'intoxication volontaire, le philosophe allemand Peter Sloterdijk en brosse un esquisse qui éclaire bien la naissance de cette république du look et de son citoyen type : l'individu fashionable.
Dans les termes de Sloterdijk, l'individualisme au XVIIIè siècle correspond à la forme roman qui lui est contemporaine, celle d'un individu qui s'octroie une sorte de "droit d'auteur sur ses propres histoires et opinions" et considère sa vie comme un roman. Au XXè siècle, l'individu se met à réclamer des droits non plus seulement sur le roman de sa vie, mais sur sur son apparence. Ce sont "tous ces gens hauts en couleur que tu vois flâner aujourd'hui dans les centres-villes, avec leur coupe à l'Iroquois, leurs bottes de parachutistes, en se comportant comme des tigerlily en fourrure synthétique".
Mais le look ne suffit pas à définir cet "individu designer" caractéristique de l'individualisme de la fin du XXè siècle ; il y manque une donnée fondamentale : la volonté de mener des expériences sur soi-même. L'individualisme bourgeois du XVIIIè siècle s'appuyait essentiellement sur le concept scholastique de la "conservation de soi", qui constituait une sorte de butée limitant l'auto-affirmation de l'individu. C'est cette butée qui saute dans les années 1990 : l'affirmation de soi ne connaît plus de limite. L'expérimentation de soi doit pouvoir être menée "jusqu'à la fracture". L'impératif d'auto-intensification est devenu indissociable du principe d'expérimentation qui va s'épanouir et trouver sa légitimation dans ce qu'on a appelé l'
heroin chic (le chic de l'héroïnomane). Selon Tom Ford, le directeur de la création de Gucci, "
l'objectif est d'avoir l'air d'avoir tout vu, tout expérimenté, voyagé partout. C'est un look intimidant et la drogue est le prolongement de tout ça. Si vous donnez l'impression que vous avez passé la nuit dehors, cela fera apparaître toues ces images dans votre tête".
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Kate Moss shootée par Gene Lemuel en 1988. |
Après 1993, le look d'héroïnomane va prendre le relais de la waif (l'enfant abandonnée), devenue incompatible avec les exigences de l'industrie de la mode dont l'objet principal est de vendre des vêtements et des produits de beauté. Associée jusque-là aux quartiers pauvres, au désespoir et au sida, la drogue se déplace dans les beaux quartiers où elle acquiert une aura de romantisme et de noirceur. Elle imprègne l'air du temps et jusqu'à la peau des mannequins qui se couvre - selon William Mullen, le directeur de Details Magazine - d'une "sueur de junkie".
L'heroin chic exprime le désir de faire des expériences sans cesse nouvelles, de jouer avec le danger et la limite dans une société où les industries culturelles valorisent la recherche incessante de nouvelles sources d'excitation. Chacun doit se mettre en valeur. L'idée d'un moi souverain maître et possesseur de la nature trouve ainsi son paradoxal achèvement dans l'individu souverain qui n'a plus d'autre rapport avec lui-même que de valorisation, d'intensification et de stylisation.
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