La Troisième Génération de Rainer Werner Fassbinder aborde le terrorisme des années 1970. Lors de la rétrospective du réalisateur allemand en France en 1988, l'écrivain Marc-Edouard Nabe vit ce film et en fit la chronique dans
Kamikaze, le quatrième tome de son journal intime (p. 2940-2942). Laissons lui la parole.
C'est le film qui terrorise les terroristes en montrant leur terreur. La terreur qui est en eux, et non la terreur qu'ils inspirent. J'aimerais bien savoir si les membres d'Action directe ont vu ce film à sa sortie au moment où ils fomentaient leurs attentats. Pour Fassbinder, la troisième génération (dégénérée) c'est celle des terroristes mécaniquement animés dans une confusion pathétique. Plus rien de vraiment politique ne les intéresse. Le film est présenté, pendant son générique alphabétique aux noms clignotants dans une pulsation cardiaque, comme "une comédie en six parties, pleine de tension, d'excitation et de logique, de cruauté et de folies comme les contes que l'on raconte aux enfants pour les aider à supporter la vie jusqu'à leur mort". Chaque partie est exerguée d'une inscription obscène ou d'un dialogue contre les Turcs trouvé dans les W.C. pour hommes d'une gare.
Eddie Constantine est un boss dans l'informatique, et malgré sa cinéphilie (il regarde du Bresson, admire le Solaris de Tarkoski, et parle du cinéma, cette "utopie minimale", comme du "mensonge 24 fois par seconde"). Il est bien cynique, il sait que rien de tel pour relancer une entreprise qu'un bon attentat. Sa secrétaire Hanna Schygulla, qui "se méprise", est une terroriste en cachette (ce qui ne l'empêche pas de coucher avec le commissaire chargé de protéger Constantine), elle retrouve d'autres petits bourges désorganisés dans un appartement: il y a une droguée toujours nue qui couche avec un Noir ex-taulard, un gangster qui couche avec Bulle Ogier, un fan de Bakounine qui souligne méticuleusement toute la journée des phrases de son idole (on lui pique son livre et on se le passe comme un ballon de rugby pour se foutre de sa gueule), une grande rousse (Margrit Cartensen) qui cite Schopenhauer (le nom de code du groupe est "le monde comme volonté et représentation") et un colosse blondinet fourbe (Volker Spengler) dont le faux nom à apprendre par coeur (ils s'entraînent tous à ça) en cas d'arrestation est Lous-Ferdinand Céline, "de Lorraine"...
Aucune action réelle au coeur de ces parties mal séparées. Le gang de cons glauques patrouille dans l'appartement de la clandestinité. La droguée lèche par terre l'héro qui traîne, le bakouninien somme hystériquement les flics d'arrêter tous les objets à la place des hommes (ils sont davantage coupables), la petite frappe pisse dans son froc lors d'un dévalisage d'une soute à munitions (ce qui les fait tous rire alors que le Noir pleure parce que sa droguée vient de mourir).
Dans les dernières parties, ça s'accélère comme toujours chez Fassbinder. Un hold-up est tenté dans une banque où travaille Margrit Carstensen, le directeur la reconnaît parmi les
outlaws, elle l'abat froidement. Le gangster se fait liquider dans un restaurant japonais, puis c'est au tour du Noir qui, déguisé en aveugle, tenait à aller sur la tombe de sa droguée, de se faire canarder au cimetière sous la neige par les flics... Y aurait-il un traitre dans la bande ? C'est Volker Spengler - le chef - bien sûr, qui les laisse tous perpétrer leur dernière connerie: l'enlèvement d'Eddie Constantine le mardi 27 février 1978, jour du mardi gras. Les terroristes sont tous déguisés en clownesse, pirate, libellule, Miss Monde... Cette grotesque troupe séquestre le patron dans une cave et lui font répéter le rôle qu'il doit jouer pour la vidéo qui sera envoyée aux autorités pour la rançon (libération de tous les prisonniers politiques de R.F.A.). Très docilement, Constantine fait plusieurs prises de la scène à filmer jusqu'à ce que ses ravisseurs et leur chef soient contents. Alors, sûr de regonfler ainsi son usine de computers, il sourit à la misérable caméra de ces clowns déjà foutus. Fin.
Techniquement et romanesquement je dirais,
La Troisième Génération n'est pas un des meilleurs Fassbinder, mais la lucide désespérance qui en suinte le rend précieux. Dédié "à un vrai amant comme à aucun, certainement", il n'est pas coincé entre deux chefs-d'oeuvre (
L'Armée des treize lunes et
Berlin Alexanderplatz) pour rien. Cette apologie-critique compatissante du terrorisme dérisoire restera pour sa cruauté. L'ironie ne fait pas rire chez Fassbinder, ici moins que jamais. Manipulés par leur bêtise et leur sentimentalité plus policières que les vrais flics, les terroristes pataugent dans un brouhaha permanent. Un peu trop godardien à mon goût,
La Troisième Génération est comme un film de jeunesse de Fassbinder qu'il aurait fait tard. Ça ce sent, il n'est même plus motivé pour exprimer son désarroi. D'autres choses l'occupent. Son génie va si vite que
La Troisième Génération aurait dû se tourner à l'époque de
Maman Küsters s'en va au ciel ou de
Pourquoi Monsieur R. est-il atteint de folie meurtrière ? que je n'ai pas vu mais qui me manque beaucoup (je le renifle essentiel...), soit en 69 ou 74 : en 78, c'est déjà le Fassbinder fresquiste sophistiqué, plus du tout le conteur attristé d'allégories sociales...
La Troisième Génération est encore un de ses films où il pouvait y faire dire des choses du genre: "Tant que les films sont tristes, la vie reste gaie."