Dans cette lettre du 25 juin 1909 à son frère Georges, Pierre Louÿs, écrivain célèbre à 25 ans grâce à son premier roman Aphrodite, explique l'impossibilité de vivre convenablement de sa plume, sans véritable emploi. Il faut dire que Pierre Louÿs n'a jamais su gérer son argent. En trois ans, il avait dilapidé les 100.000 francs-or de son héritage paternel... Dès 1895, il doit demander régulièrement de l'argent à son frère. Bibliophile, il dépense beaucoup en livres rares et anciens. Fêtard, il dépense beaucoup en ripailles. Érotomane, il vide une partie de sa bourse chez les filles de joie. Ainsi de suite, jusqu'à ne plus pouvoir vraiment vivre décemment (pour un homme de famille bourgeoise, s'entend). D'autant qu'après son conte Les Aventures du roi Pausole, en 1901, il ne publie plus rien. Il accumule des milliers de notes, commence des dizaines de projets qu'il ne termine jamais. Bref, pas de quoi vivre de sa plume.
Dans la lettre suivante, publiée en 2002 dans le volumineux recueil Mille lettres inédites de Pierre Louÿs à son frère Georges Louis (1890-1917), il revient sur ce problème qui le hanta une grande partie de sa vie.
Dans la lettre suivante, publiée en 2002 dans le volumineux recueil Mille lettres inédites de Pierre Louÿs à son frère Georges Louis (1890-1917), il revient sur ce problème qui le hanta une grande partie de sa vie.
Oui, sans doute, il aurait mieux valu que j'eusse la fécondité littéraire de Bourget et Prévost ; mais eux sont de véritables romanciers, c'est-à-dire des observateurs, et le don de l'observation ne fait que se développer avec l'âge chez ceux qui le possèdent ;
- tandis que je suis un poète, c'est-à-dire un imaginatif. Peu importe que j'écrive en prose ordinairement : j'écris ce que j'imagine et non ce que j'observe. Je ne sais pas observer. Quand je viens de causer pendant un quart d'heure avec une femme, je ne sais pas dire ensuite quelle est la couleur de sa robe. Pour la décrire, il faut donc que je l'invente, que je l'imagine. - Et le don de l'imagination est une sorte de feu de paille qui dure juste le temps de la jeunesse.
Passé 30 ou 35 ans, en même temps que l'imagination est moins spontanée, le goût devient plus scrupuleux, plus difficile. Les œuvres ne baissent pas de niveau, souvent même au contraire. Mais elles deviennent très rares. Vois Villon, Mathurin Régnier, Musset à mon âge, Alfred de Vigny, Baudelaire, Heredia, et bien d'autres qui sont tout à fait des maîtres. Tout le monde serait excusable de n'avoir pas leurs dons, mais au point de vue de la fécondité, ils ne sont pas plus doués que d'autres.
Marlene Dietrich dans The Devil is a Woman de Josef von Sternberg (1935), adaptation cinématographique de La Femme et le Pantin de Pierre Louÿs (1898).
Mathurin de Régnier et Musset appellent cela de la paresse. C'est absurde. Le sentiment est bien plus complexe. - Pour moi, je ne me crois pas le moins du monde paresseux ; je travaille jour et nuit, je ne prends aucun plaisir à l'oisiveté : ni cercle, ni courses, ni café, ni théâtres. Je ne m'installe jamais dans un fauteuil pour lire ; je ne lis qu'à ma table, la plume à la main. Ce n'est pas une posture de paresseux.
Mais je ne publie pas, et depuis sept ans je sais que je ne peux pas publier un volume par an, c'est-à-dire vivre de ma plume.***
Dans la même situation, commet mes aînés se sont-ils tirés de là ?
Prends par exemple quatre poètes de 1866 : Leconte de Lisle, Heredia, Mendès et Verlaine. C'est assez près de nous pour que nous puissions comparer les situations matérielles. A des époques diverses de leur existence, tous quatre se sont trouvés sans fortune.
Dans l'impossibilité où ils étaient de publier un volume de bonne littérature par an, comment ont-ils vécu ?
Le premier est devenu bibliothécaire du Sénat.
Le second est devenu administrateur de l'Arsenal.
Le troisième s'est résolu à publier tous les huit jours un conte libre. - Cela, je puis le faire. Je t'en ai même montré quelques-uns il y a 4 ou 5 ans [...]
Le quatrième poète enfin, qui n'a dû son existence ni à une fonction de l'État ni à une littérature au-dessous de lui, est tombé dans la crapule, la mendicité, l'hôpital et la prison. Cela n'empêche pas qu'il y ait aujourd'hui dans Paris une "Place Paul Verlaine" et une statue prête à inaugurer. Mais je crois que le pauvre Verlaine eût préféré un peu plus de sécurité dans sa vie et un peu moins d'honneurs posthumes.
Donc, en l'absence de fortune personnelle ou conjugale, la destinée d'un poète en vers ou en prose n'a que trois issues :
1. - Ou la fonction d'État (Leconte de Lisle).
2. - Ou la déchéance littéraire ( Mendès).
3. - Ou la déchéance sociale (Verlaine).
Aucun commentaire:
Enregistrer un commentaire