Après le portrait des morphinomanes types et la morphinomanie chez femmes, voici un nouveau volet du "dossier morphine" : le luxe apporté aux seringues chez les toxicomanes de la fin du 19è siècle. Dans son ouvrage Les maladies épidémiques de l'esprit, sorcellerie, magnétisme, morphinisme, délire des grandeurs, Paul Regnard, ancien interne des Hôpitaux de Paris et célèbre pour ses photographies de femmes hystériques, se penche sur la morphinomanie. Dans une conférence donnée à la Sorbonne le 21 mars 1885, il met en lumière le soin apporté au luxe des seringues utilisées par les morphinomanes. Un esthétisme junkie LVMH chez les gens de bonne famille, dirons-nous.
Et c'est ainsi que, par les conversations mêmes, il se fait comme une secte nouvelle : ce sont les volontaires de l'armée morphinomane. Tout le monde en parle, on en a dans ses connaissances, la littérature et le théâtre se sont emparés du sujet pour en tirer des effet [...]
Il est à remarquer que le luxe qui tend à s'introduire partout a déjà envahi la morphinomanie. La petite seringue à injection, qui permet de pousser la morphine sous la peau et d'éviter le goût amer qu'elle laisserait dans la bouche et les nausées qu'elle occasionnerait, la petite seringue de Pravaz a reçu d'ingénieuses et artistiques modifications.
Il a d'abord fallu la rendre facilement transportable en même temps qu'on la dissimulait aux yeux. Je me suis adressé à un grand fabricant d'outils de chirurgie de Paris, et il a bien voulu mettre à ma disposition l'arsenal de la morphinomanie moderne, tel que le goût, le luxe ou l'esprit imaginatif de ses propres clients le lui a fait fabriquer.
Voici d'abord la seringue contenant un centigramme de morphine, telle que l'emploient les médecins ; elle est un peu délicate, difficile à manier et difficile à cacher : elle ne sert qu'aux morphinomanes sans vergogne, à ceux qui ont pris leur parti et qui sont fiers de leur vice.
Mais en voici une autre adroitement cachée dans un porte-allumette de poche : à côté d'elle vous voyez un petit flacon qui contient la dose de poison nécessaire pour l'après-midi.
Ici, c'est un faux porte-cigares qui contient tout ce qu'il faut pour injecter le poison.
Ce long étui est un raffinement. Il est peu commode au milieu d'une réunion d'aspirer la morphine dans la seringue avant de se faire une piqûre : les morphinomanes ont inventé de remplir d'avance une seringue très-longue qu'ils portent tout amorcée dans leur poche ; de temps en temps ils se font une piqûre, et n'ont qu'à pousser un peu le piston chaque fois, jusqu'à ce que, le soir, la seringue se trouve vide.
J'ai vu de petites seringues en or contenues dans un flacon à sel anglais ; voici un étui en argent qu'on dirait destiné à renfermer un nécessaire à broder : ouvrons-le, il contient une adorable petite seringue en or et un flacon de poison. Entre morphinomanes du grand monde, on se fait des cadeaux selon ses goûts, et il se fabrique aux environs du jour de l'an des seringues et des flacons à morphine émaillés, couverts d'emblèmes et de gravures, dans des étuis chiffrés et armoriés ; l'un de ces bijoux, commandé l'année dernière par une riche morphinomane, pour une de ses collègues en toxicomanie, a atteint le prix de 350 francs.
Je ferais une énumération incomplète, si, en terminant cette revue, je ne vous montrais une seringue énorme qui peut contenir un centilitre de poison : elle est aux bijoux des dilettanti de la morphine ce qu'une pièce de marine est à un petit canon de montagne : celle-ci sert à un malade que je connais et dont je vous parlerai longuement.
Ainsi, la morphinomanie n'est pas toujours le résultat de la douleur ou du chagrin ; bien des gens se morphinisent comme d'autres fument, boivent ou font de la musique : pour tuer le temps, pour se désennuyer, pour remplir par des rêvasseries vagues le vide que laisse l'oisiveté dans l'existence des inutiles : c'est de cette manière qu'au moment même où je vous parle, s'empoisonne paisiblement le fameux Tout-Paris, et probablement aussi le Tout-Londres et le Tout-Berlin.
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