jeudi 4 novembre 2010

Edouard Dubus, poète morphinomane


Après le portrait type des morphinomanes, la morphinomanie chez les femmes, le luxe et le morphinisme, voici un cas d'école des méfaits de la morphine sur un poète fin-de-siècle, à savoir Édouard Dubus (1864-1895), mort pathétiquement d'une surdose à 30 ans près d'une pissotière de la Place Maubert à Paris. Ce cas entre la catégorie des morphinomanes par snobisme raillé ici. Influencé par Baudelaire, de Quincey, les drogues, les paradis artificiels et l'occultisme (Huysmans le cite dans un texte hilarant et moqueur), Édouard Dubus cristallise tous les excès de la fin de siècle décadente. Dubus est l'auteur d'un unique recueil, Quand les violons sont partis, un titre aussi poétique qu'un roman wagnérien d'Elimir Bourges. En 1905, son recueil est réédité, augmenté d'une poignée de poèmes inédits dont "Les ailes folles", qui résume bien la pensée de l'auteur, pas si talentueux que ça et très drogué. Pour obtenir plus de renseignements, lire l'ouvrage indispensable d'Arnould de Liedekerke (REP), La Belle époque de l'opium, à l'origine un travail universitaire comme on voudrait en voir plus souvent, c'est à dire passionnant et lisible.

Ci-dessous le poème "Les Ailes folles", suivi de la préface de Laurent Tailhade aux oeuvres complètes d'Édouard Dubus, publiées en 1905.

Les ailes folles

Tu veux du Ciel, toujours du Ciel,
Et les ailes folles, tu voles
vers les décevantes idoles
D'un Éden artificiel.

Tu retombes de l'envolée,
Ta vieille foi mourante, et puis
Tu stagnes comme l'eau des puits
Délabrés, trouble et désolée.

Alors une mauvais voix
T'exalte un amour de la terre
Et bas te conseille: "fais taire,
L'appel des songes d'autrefois".

Mais toujours tu réponds : je n'aime
Que les hauteurs vierges encore,
Je sais bien que mon vain essor
S'y brisera, je pars quand même.



Préface de Laurent Tailhade aux œuvres complètes :

Le 20 juin 1895, vers 4 heures de l'après-midi, fut trouvé aux latrines de la place Maubert le cadavre, gisant, d'un inconnu. Mort foudroyante ou syncope ? Les garçons de police, mandés pour le constat, fouillèrent tout d'abord avec minutie chaque vêtement de l'étranger ; ensuite de quoi, prenant garde qu'il respirait encore ; le firent d'urgence conduire à la Pitié.

Une seringue de Pravaz, recueillie dans sa poche, ainsi que deux fioles contenant quelques gouttes d'une liqueur amère, donnaient la plus grande vraisemblance à l'hypothèse d'un suicide manqué.

Admis à l'hôpital sans que rien ne dévoilât son identité, l'agonisant de la place Maubert, expirait deux jours après. Il ne s'était point éveillé de la torpeur comateuse ; il n'avait pu fournir, avant l'heure suprême, aucun indice propre à désigner les siens.Dans l'amphithéâtre, la table de dissection attendait sa dépouille, parmi cette foule anonyme de cadavres qui, chaque jour, paient à la Science future une rançon de "chair à faire pauvreté".

Par bonheur, M. Jean Court, rédacteur au Mercure de France en même temps que secrétaire de police pour le quartier du Panthéon, apprenait la mort du suicide présumé.Le signalement rendu par les subalternes qui, dès la vespasienne de la Maub, avaient donné les premiers soins au malheureux, quelques indices dont le plus caractéristique, sans doute, fut l'outillage du morphinomane trouvé sur le défunt, éveillèrent les soupçons de M. Jean Court. Ce personnage mystérieux dont les jours s'achevaient d'une manière à la fois si triviale et si pathétique, n'était-ce point un confrère, un artiste faisant gloire de s'adonner à l'opium, au hachisch, à la cocaïne, sans préjudice de l'alcool et autres vulgaires excitants ?


La Belle époque de l'opium d'Arnould de Liedekerke : ouvrage essentiel.

M. Jean Court ne s'était pas trompé. Couché sur le marbre hideux, il eut vite fait de reconnaître son collaborateur au Mercure, son ancien ami, le poète Édouard Dubus, mort en la trente-deuxième année de son âge, emporté par la tuberculose, qu'aggravait sinistrement cette bizarre hygiène de poisons.

Les plus intimes du défunt, M. Alfred Vallette, directeur du Mercure de France, M. Georges Desplas, ancien président du Conseil municipal, communiquèrent en grande hâte à la mère d'Édouard Dubus le trépas misérable de son fils. Pour dérober le cadavre aux hommages posthumes, Mme Dubus qui, pareille à la mégère de Bénédiction, nourrissait contre l'enfant de ses entrailles, une haine hystérique, fit enlever nuitament ses restes de l'amphithéâtre, si bien M. Dubus le père, non plus que ses deux filles, ne durent assister aux obsèques du malheureux garçon. Le souvenir des cœurs amis, seul accompagna au cimetière la dépouille de l'abandonné qui, par l'ironique hasard de son méchant destin, venait d'être appelé à un héritage suffisant à l'exempter pour toujours des chaînes de la pauvreté.


What would you pay to see me in a cage ? Pete Doherty par Hedi Slimane. Bobo.

Un volume de vers au titre gracieux : Quand les violons sont partis, quelques rimes posthumes que l'on trouvera dans le présent recueil, forment, avec Les vrais sous-offs, brochure de circonstance publiée chez l'éditeur Savine, à la remorque de M. Lucien Descaves, tout le bagage imprimé d'Édouard Dubus. Malgré l'influence évidente de Mallarmé, de Baudelaire, de Verlaine et de Charles Cros (Complainte pour Don Juan, Cavalier Spleen), malgré des réminiscences et des emprunts candides, la joliesse des œuvrettes que M. A. Messein réunit fort à propos en un tome définitif, défendra de l'oubli ce poète nonchalant et délicat.

Avec son visage lunaire de Pierrot tuberculeux, sa bouche au rire enfantin, avec ses yeux gris de myope dont le regard ne peut embrasser le contour des choses, Dubus fut, malgré son esprit si fin, l'homme du monde le mieux organisé pour donner dans tous les panneaux tendus à sa crédulité. Ce fut un disciple, se conformant avec docilité aux Idoles du Maître, à qui le premier venu montrait la lune dans un sac et faisait prendre, non pour des lanternes, mais pour de reluisants soleils les plus abjectes vessies. Boulangisme, occultisme, symbolisme, perversité, Dubus adopta sans fatigue les calembredaines à la mode chez ses contemporains. De notre temps, il eût été malthusien ou silloniste, peut-être l'un et l'autre, car le besoin "d'imiter pour être original" lui conférait un éclectisme singulier.


Deux trainées anorexiques payées par des fils de pute. Bienvenue dans le 21è siècle.

La seringue trouvée sur lui à l'heure de sa mort ne le quittait pas depuis longtemps. Par esprit d'imitation, il buvait de l'absinthe comme Verlaine, il s'injectait de la morphine comme Guaïta. La "noire idole" de Quincey l'avait réduit en esclavage. Cette morne luxure des poisons où roule notre siècle d'hypocrisie et de douleur avait conquis cet enfant anémique, de sang trop pauvre pour lutter contre l'opium. Une fois conclu, le pacte diabolique, la victime ne se peut plus dédire sans un effort peu commun de volonté. Quiconque, au mépris de sa dignité, de son intelligence, voulut un soir goûter aux plantes endormeuses, engage sa vie à de rudes expiations, encourt la chance effroyable de ne voir jamais sa peine remise ou atténuée.Pourtant, ces herbes maudites du rêve et de la paresse ont adouci dans l'infini bercement du loisir embaumé tant de maux étendus sur le poète malade que sa mère abandonna ? "La vie - disait Chamfort - est un mal dont le sommeil repose toutes les seize heures. C'est un palliatif. La mort est le remède" Vous le savourez désormais, ce remède efficace, ami que nous déplorons encore. Ce n'est plus l'ivresse temporaire mais le sommeil infini qui vous délasse du mal d'avoir été, cependant que le souvenir de votre âme exquise, et les vers de vos jeunes saisons refleurissent perpétuellement votre image dans l'esprit, dans le cœur de ceux qui vous ont aimé.

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