mercredi 3 novembre 2010

La morphinomanie chez les femmes

Deuxième épisode du "Dossier Morphine". Dans sa chronique de la "physiologie parisienne" du Figaro daté du 1er juin 1886, le journaliste Labruyère expose aux lecteurs effarés la vérité la plus crue sur "les morphinomanes". Sa conclusion est sans appel : la morphine est une drogue de femme. Drogue et sexisme ordinaire à la fin du 19è siècle. Tout ceci est plaisant.


L'institution est nouvelle ; son nom n'est même pas encore fixé. Les uns disent "morphio" les autres "morphinomanes". Mais le nom ne fait rien à l'affaire.

Les morphinomanes appartiennent en général au sexe féminin. Il y a peu de morphinomanes mâles, parce que l'homme se défend mieux, travaille et fume. Le tabac est la morphine du vilain sexe ; mais ses dangers sont beaucoup moindres.

La morphine a fait chez les femmes les mêmes ravages que l'opium chez les Chinois. Elle les soulage de leurs nerfs, les console de leurs chagrins, et les endort dans des rêves de fortunes et de plaisirs. Une fois engluée, la morphinomane ne combat même plus et n'attend même pas un prétexte, une vapeur, une demi-migraine pour s'inoculer elle-même la précieuse liqueur.

Vous la voyez, quand elle est avec des intimes, se lever de table au milieu du dîner. Elle s'excuse, elle a ses névralgies, elle va se reposer un instant. On respecte cette fugue intéressante. En sortant de dîner, on trouve dans un petit salon, vautrée sur un sofa, les yeux ouverts, la bouche niaisement ouverte, une femme en extase, qui ne parle plus ou qui vous dit, si vous l'interrogez : "laissez-moi, c'est délicieux !"


Illustration extraite du livre de Paul Regnard, Les Maladies épidémiques de l'esprit ; sorcellerie, magnétisme, morphinisme, délire des grandeurs (1887).

Et, en effet, c'est si délicieux qu'elle ne peut plus s'arrêter. La morphinomane s'habitue tellement au poison qu'il ne fait plus d'effet sur elle, à moins de décupler les doses. Elle devient pâle, languissante, sans appétit, sans sommeil, sans force, sans conversation. Elle ne vit que morphinée. Quand elle est éveillée, c'est comme si elle dormait, l'ivresse morphinitique étant son véritable état normal. C'est une somnambule, qui fuit la lucidité, qui a peur du réveil et qui ne vit que lorsqu'elle a cessé de vivre.

Cinq ans suffisent à faire d'une femme morphinisée un être dégradé jusqu'à la moelle. Les plus robustes y laissent leurs cheveux et leurs dents, ou les yeux se creusent et les mains tremblent comme une gelée. Les autres meurent misérablement.

Le pis est que la morphine est devenue une mode. La difficulté de s'en procurer a d'abord été un attrait pour les femmes : le prix du médicament a augmenté le désir et son emploi a d'abord donné quelque chose d'intéressant aux malheureuses qui s'en servaient. "Faut-il qu'elle souffre !", s'est-on écrié en voyant passer, chancelante et demi-morte, la morphinomane dans l'exercice de ses fonctions. Poésie, extase et consomption ! Quelle femme résiste à ce triple idéal ?

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