dimanche 27 octobre 2013

Quand Jean-Jacques Schuhl rencontre Raul Ruiz

Dans son dernier livre L'Entrée des fantômes, Jean-Jacques Schuhl raconte son première rencontre avec Raul Ruiz. Une histoire pas banale où la guérilla se mêle à la superficialité du premier livre de Schuhl, Rose poussière.

Rose poussière et sa couverture mauve.

J'ai connu Raul Ruiz en 1975 ou 76, c'était à un déjeuner chez Barbet Schroeder, avenue Pierre-Ier-de-Serbie. Il revenait du Chili où, après le massacre du palais de la Moneda et la mort d'Allende, dont il avait été le tout jeune conseiller en audiovisuel, il avait gagné les maquis. Or, au beau milieu du repas, il m'avait tranquillement affirmé, d'un ton très matter-of-factly, que dans ces maquis de la guérilla il avait lu un livre que je venais de publier qui s'appelait Rose poussière. A peine un livre, un bric-à-brac rafistolé, qui avait dû trouver deux cents acquéreurs à tout casser, une version de Mai 68, de la Révolution, influencée par mes soirées à l'Alcazar, au Carrousel de la rue Vavin et par les films de Marlene Dietrich. "Si ! Je vous assure, c'est vrai !" Et moi je regardais ce visage bonhomme de clown triste derrière sa moustache, et je lui avais dit poliment : "Merci, merci, je suis flatté !" Mais, déjà là, je me demandais, je me le demande encore, si s'moquait pas un peu d'moi, par hasard. C'était une espèce de récit pour fashionistas déglingués sur la mode sophistiquée du Londres de Mary Quant, de Vidal Sassoon et de Christine Keeler, et sur les grâces fatiguées d'un travesti, et je ne voyais pas du tout ce que les faux cils, les make-ups un fanés et délétères des pâles filles anémiques de chez Biba Kensington High Street avaient à voir avec les guérilleros de la sierra, mitraillette à l'épaule, battle-dress en lambeaux... Cette nuance dusty pink allait sur les paupières de la belle Christine mais n'était pas pour les barbus de la sueur. A Raul ça n'avait pas semblé poser de problème ! Il avait son petit livre mauve - c'était la couleur de la jaquette - dans son paquetage avec la cartouchière et la pharmacie de secours ! Il est vrai que question poids, le petit livre mauve, si "svelte", comme s'était moqué un critique, avait son avantage lorsque chaque gramme compte : quatre fois plus léger qu'un numéro de Vogue. Je me suis rappelé ce western où le héros échappe à la mort parce qu'il porte partout la Bible sous sa chemise au niveau du cœur et la balle vient se ficher dedans : une balle des sbires de Pinochet aurait bien pu atterrir dans le visage de Marlene qui ornait en partie la couverture ! En traduisait-il des passages à ses camarades entre deux embuscades ?

mercredi 2 octobre 2013

Martial Raysse par Michel Bulteau

En 2008, Michel Bulteau a publié Sinéma, les anges sont avec toi, une "fantaisie" mettant en scène l'artiste Martial Raysse, surtout connu aujourd'hui pour ses néons clignotant sur le fronton du cinéma MK2, quai de Loire, à Paris. Martial Raysse a réalisé bien d'autres œuvres depuis la fin des années 50 : d'abord des toiles abstraites, puis des peintures "néo-réalistes" proches du mouvement Pop Art, avant de tourner plusieurs films dans les années 70. Il a beaucoup expérimenté avec les néons et les vitraux d'église. Une rétrospective 1960-1974 lui a récemment été consacrée à New York à la galerie Luxembourg & Dayan. Malgré des œuvres majeures, Martial Raysse est étonnement méconnu en France. Lui et Michel Bulteau se connaissent depuis les années 70 et ont beaucoup voyagé ensemble, de New York à Sana'a, en passant par Venise. Sinéma, les anges sont avec toi est une sorte d'hommage à l'artiste. En voici un extrait.

Martial Raysse - Nu jaune et calme (1963-1967)

Le mystère éclairé au néon

Martial Raysse sait que la poésie ne va pas sans précision. Que la poésie est un réalisme supérieur. Voilà pourquoi, dans Heureux Rivages, il peint, caché dans un feuillage, un amour avec un pistolet à flèches.

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"Les gens exigent qu'on leur explique la poésie. Ils ignorent que la poésie est un monde fermé où l'on reçoit très peu et où il arrive même qu'on ne reçoive personne", a écrit Jean Cocteau.
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Martial Raysse - Heureux rivages (2007)

Raysse a conjugué élégance et obscurité pour rendre visibles des images à la place des étoiles.
"Dans le pays d'où je viens, dit-il, j'ai toujours pensé qu'une fois la forme issue du projecteur, mur, plafond, toit, rien n'arrêtait sa course... Ces obstacles formant un écran permettaient simplement de lire son image, ici, dans ce pays ouvert comme une montre arrêtée, je vois comme on dit vivre, cette forme sourdre en moi, rond de fumée jusqu'aux plus lointaines planètes." (Oued Laou, 1969.)
Nous sommes en pleine allégorie extatique. Nous écoutons une prière en langue étrangère. c'est l'heure du Muezzin, l'heure des chants d'oiseaux, et celle des cris de hyènes.
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C'est aussi Thomas Browne que Martial Raysse m'évoque. Ce prosateur baroque, quand il discourt sur les jardins, ne se contente pas seulement des fleurs, des arbustes et des arbres, mais étend sa vision aux volières, aux étangs à poissons, à une grande variété d'animaux, faisant de son jardin le summum de la terre.
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Décidant d'ignorer le symbolisme des voyelles cher à Rimbaud et à quelques alchimistes, Martial Raysse, pour l'exposition de la galerie Arte Gogona, en novembre 1992, se lance dans un commentaire visuel des trois consonnes : X, Y, Z. Il s'agit de trois des Six images calmes.
La croix retrouve le mouvement (la vie) et devient un X. Y est le signe de l'union du masculin et du féminin dans le Grand Œuvre. Z, une sorte de trophée emplumé que n'aurait pas dédaigné ce vieux phraseur de Zarthoustra.
Raysse est assez d'accord, je crois, avec la phrase de Mallarmé : "Toute chose sacrée et qui veut demeurer sacrée s'enveloppe de mystère." Et parfois d'un mystère éclairé au néon.