samedi 27 septembre 2008

James Hyde vs Keith Richards

Petite réflexion sur le rituel ridicule et pourtant incontournable des rockers, consistant à saccager sa chambre d'hôtel. Tout le monde se souvient de Keith Richards, lors de la Stones Touring Party '72, immortalisée par la caméra de Robert Frank, jeter, avec le concours du saxophoniste Bobby Keys, un téléviseur par la fenêtre d'un énième étage d'un quelconque hôtel.

Alors... Qui a inventé cette pratique nihiliste (anticonsumériste aussi ? voire...) ?


Les confidences de Marie de Régnier à Mme de Chizeray Cuny évoquent également un saccage en règle de sa chambre d'hôtel par James Hyde, président du Cercle français de l'université de Harvard, qui avait organisé une tournée américaine (et oui !) de conférences de Henri de Régnier sur la poésie française contemporaine. Jeune milliardaire et « pincé » par Marie de Régnier, James Hyde courtisa la jeune femme à plusieurs reprises pendant la « Régnier Touring Party 1900 », jusqu'à cet incident mémorable:

« Un jour, Hyde, énervé par mon refus et mon humeur, car j'étais excédée, passa par la fenêtre d'un douzième étage tous les bibelots qui étaient dans la salon de l'hôtel où nous logions, les chaises et les petites tables comprises. C'était saugrenu, mais bien cocasse. Comme cette gymnastique l'avait calmé, je lui dis: « Vous avez oublié le cygne de cristal qui est là-bas ». Aussitôt, il le lança au dehors. « Il n'y a plus qu'à payer », lui dit Olivier Thény, un ami de notre ambassade à Washington. Sur-le-champ, il libella un chèque. »

Mae Murray: the lady with bee-stung lips

Marc-Édouard Nabe: "Il est hors de question de passer sous silence le cinéma muet".

Mae Murray: "Quand vous devenez une star, vous l’êtes pour toujours".


mae murray nude

Celle que lon appelle the lady with bee-stung lips, tant on jurait ses lèvres pulpeuses piquées par des abeilles, est née Marie Adrienne Kœnig à Portsmouth, Virginie, le 10 mai 1889. Pour brouiller les pistes et asseoir sa légende, elle prétendra plus tard être née Mae Murray sur le bateau familial en pleine mer.

The lady with bee-stung lips. Quiconque voit une photo de Mae Murray ne peut être que frappé par les lèvres peintes qu’elle arbore de façon provocante. Une vamp des années 20, une vamp du cinéma: the gardenia of the silver screen.

Cette beauté quasi-insoutenable choisit la danse pour se faire un nom. En 1908, elle rejoint à New York la troupe des Ziegfeld Follies, léquivalent américain des Follies Bergères. En 1915, danseuse vedette de la troupe, elle atteint la consécration le soir de la première.

***

Cette nuit-là, aux portes du New Amsterdam Theater de New York, la circulation est bloquée, des milliers de spectateurs sans billets font le pied de grue. Dans la salle, parmi bien d’autres, Randolph William « Citizen Kane » Hearst est venu admirer sa tendre et chère Marion Davies.

Levée de rideau.

En princesse perse, vêtue de légères étoffes, Mae Murray exécute en solo la danse douverture: une danse de séduction qui se transforme en danse de mort. Après avoir papillonné autour d’une piscine, la princesse perse monte un escalier en colimaçon et chute d’une haute muraille. Pour sa deuxième danse, elle apparaît devant un écran de cinéma qui diffuse des images de la guerre de Sécession tournées par W.C. Fields. Elle danse au milieu d’un champs de bataille. Prémisses de sa future carrière cinématographique ?

Dans les coulisses, après la représentation, un certain Rodolph Valentino, pédéraste gigolo, offre à Mae Murray un bouquet de fleurs. Quatre ans plus tard, ils sont réunis à l’affiche de Delicious Little Devil. Ils sont superstars.

mae murray nude

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Les mariages successifs de Mae Murray aident sa carrière en même temps qu’ils causent en partie sa perte. Encore adolescente, son premier mariage avec le fils d’un millionnaire et son divorce quelques mois plus tard lui assurent une rente considérable.

En 1916, elle se lie à Jay O’Brien, champion de bobsleigh et producteur, connu sous le surnom de « Beau Brummell de Broadway ». Cette courte union lui permet de trouver ses premiers rôles.

C’est surtout son troisième mari, Robert Z. Leonard, réalisateur en vue de Hollywood, qui l’introduit dans le cénacle du cinéma. Ils tournent plusieurs films ensemble jusqu’à leur divorce en 1925.

Mais à cette époque, un vent d’aristocratie souffle à Hollywood. Il faut se distinguer des nouveaux riches et obtenir un titre royal. Jalouse de Gloria Swanson, devenue marquise de la Falaise de Coudray, Mae Murray épouse un aristocrate géorgien, devenant ainsi la Princesse Mdivani. Mal inspiré, son nouveau mari lui conseille de rompre son contrat avec la M.G.M. Un geste qui accélérera sa fin de carrière.

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Dans les années 20, le cinéma de Hollywood surpasse tous les arts. Grâce à des réalisateurs, et surtout des actrices, qui profitent du culte de la personnalité naissant. Pensez-vous! Betty Blythe, Vilma Banky, Louise Brooks, Clara Bow, Claire Windsor, Alice White et tant d’autres. Sans parler de Barbara La Marr, cette passerelle entre la Salomé fin-de-siècle et la flapper du Jazz Age américain.

Les Calorifères ne rivalisent pas avec les Néons.

Situons Mae Murray.

Héroïne stendhalienne, elle eût surpassé Mathilde de la Mole.

A sa rencontre, Breton eût jeté Nadja et son infâme livre éponyme dans la Seine.

Artaud eût brisé à la chaîne des tables débène et dacajou.

Satie aurait eu le regard malicieux quon lui connaît.

A la vue dune seule mèche de ses cheveux cendrés, Bernanos eût déclaré la guerre à la Californie et se serait fendu dallocutions radiophoniques plus exaltées quà lhabitude.

Mais cette histoire se passe en Amérique et la France se console de ses actrices de boulevards.

mae murray nude
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La mode est à l’image savamment entretenue des tentatrices lubriques et des salopes hollywoodiennes inaccessibles. Actrice du muet et ultra-mondaine, Mae Murray n’est qu’un corps érotique, une croupe à cambrer, des lèvres à peindre et des pommettes à poudrer. Un rang à tenir.

Sur Sunset Boulevard, vêtue d’une robe de plusieurs milliers de dollars, Mae Murray marche comme à son habitude la tête haute, le regard vers les étoiles. Les caniveaux n’existent pas. Le mot d’ordre: Golden Age. Pour l’actrice, l’expression n’est pas une métaphore. À New York, des clients médusés de Tiffany’s voit la Princesse acheter ses bijoux en échange de petits sacs remplis de poudre d’or.

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En 1924, pour sa dernière collaboration avec son mari Robert Z. Leonard, Mae Murray joue le rôle d’une Circé moderne dans Circe the Enchantress. Un rôle de composition ? Séduite par un triste sire alors qu’elle est une innocente jeune fille dans un couvent, elle décide de se venger de tous les hommes. Saisie de repentir au milieu d’une orgie, elle se précipite vers son couvent avant d’être renversée par une voiture et frappée de paralysie. Hollywood oblige, le film, qui jusqu’alors passait pour un conte gentiment sadien, se termine par cette parole christique du héros : « Lève-toi et marche ! »

D’autres scènes d’orgie attendent Mae Murray, pour un film bien plus ambitieux dirigé par un génie dont aucun film intégral n’a survécu.

mae murray nude

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Mae Murray fut imposée à Erich von Stroheim pour The Merry Widow. La rencontre entre les deux mégalomanes se passe mal. Chacun veut diriger le film à sa manière et quitte le plateau à tour de rôle. Le tournage s’éternise. Un jour, Mae Murray rattrape son partenaire John Gilbert en courant nue hors du plateau. Une ambiance dissolue qui reflète l’ambiance du film où se côtoient danseuses légères, aristocrates sadiques et fétichistes amateurs d’orgies. Un pandémonium de sperme et dalcool.

Certains esthètes imaginent aujourdhui la carrière du noble allemand sil avait été réalisateur de films pornographiques. Une scène probable: un pénis très dur massé dune main de fer recouverte dun gant de crin pour une éjaculation teintée de sang.

Si tous les films de « Von » sont amputés des trois-quarts de leur pellicule, on peut néanmoins admirer ici Mae Murray dans son plus beau rôle. Sûrement le plus beau car il ressemble le plus à la vie rêvée de l’actrice. Le film connaît un succès public immense et une recette de 4,5 millions de dollars au bout de deux ans.

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En 1933, Mae Murray est ruinée. Ses plus beaux jours ont passé. Le cinéma parlant passe le muet sous silence. La plupart des actrices phares des années 20 ont arrêté leur carrière de gré ou de force. Pour Mae Murray, la chute est dure.

Les nouveaux propriétaires de son ancien appartement luxueux de New York lui permettent de vivre dans la chambre de bonne. Une nuit, la luciole de lÂge dor est arrêtée pour vagabondage quand elle est découverte endormie sur un banc, dans Central Park.

Elle meurt en 1965, ayant vécu jusque là de la charité d’anciens nababs de Hollywood.

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Se remémorant ses années de gloire, Mae Murray confia un jour à Kenneth Anger : « On aurait dit que nous étions comme des libellules, suspendues au-dessus dun étang : on nous croit glissant sur lair sans effort, mais en réalité nos ailes vibrent au point dêtre invisibles. »

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vendredi 26 septembre 2008

R.E.P. Anita Page (1910-2008)

Anita-PageLa formidable actrice est morte le 6 septembre dernier. Anita Page a eu la folie, ou la sagesse, de mettre fin à sa carrière dès 1933, en pleine gloire. Sa filmographie comprend notamment The Broadway Melody (1929), The Easiest Way (1930), Skyscraper Souls (1932) et une trilogie où Anita Page partage la pellicule avec Joan Crawford: Our Dancing Daughters (1928), Our Modern Maidens (1929) et Our Blushing Brides (1930).

Attardons-nous sur Our Modern Maidens où Anita Page incarne Kentucky, une jeune fille romantique vierge (mais déflorée avec entrain pendant la troisième bobine du film dans une scène qui fleure bon le Scott Fitzgerald ou le Alain-Fournier).

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Le pitch: une classe de lycéennes de très bonnes familles en rût fête la fin de leur vie scolaire avec un seul mot d'ordre: "Men ! Men ! Men !" (intertitre que je n'invente pas ou ce à quoi rêvent les jeunes filles). Kentucky (Anita Page donc), lectrice de romans à l'eau de rose, s'imagine le grand Amour romanesque et romantique digne de la société bourgeoise de l'époque. Billie (Joan Crawford), lectrice de journaux à scandale, s'imagine trouver un homme riche et puissant et le trouve dans le train qui la ramène chez elle... dans les cinq premières minutes du film !
"GLENN ABBOTT: Because he is one of the most influential of the Washington political group, with a distinguished career behind him ; because his diplomatic work in South America proved him a forceful executive ; and finally because his friends call him "Dynamite"".

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Anita Page: "La pose de l'ingénue, ça plait aux hommes, non ? Et en écolière, ça peut s'exporter au Japon !"
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Joan Crawford: "Regardez ces photos extraites de mes premiers films, Lèvres de Velours, Caresses Affolantes ou Pêle-mêle Polisson ! Pas mal, non ?


S'ensuit la fête de fin d'année et une balade romantique en gondole sur un lac. Kentucky s'accapare Gil (Douglas Fairbanks Jr.). Elle est aux anges sans s'attendre à l'effusion de sang prochaine, souillant sa robe immaculée. Elle confesse à son jeune premier (dans tous les sens du terme): "Gil, this is like all the books I've read... so mysterious... so romantic !" Importunés par un autre couple, Kentucky ordonne à Gil: "Let's go ashore and hide !", remarque enfantine mais ô combien sous-jaçante. Gil ne se fait pas prier ! Kentucky cherche l'abri d'un arbre (un saule lamartinien, tant qu'à faire, et c'est le cas), Gil la poursuit et le spectateur assiste à une chasse digne d'un documentaire animalier, dans toute sa violence, dans toute sa crudité. Gil rattrape la belle blonde qui l'entraîne dans ses bras, sur son sein, prête à l'étreinte ; Gil marque un temps d'arrêt ; le couple s'observe, se toise, se défie, s'interroge (en moins de deux secondes), enfin, se laisse dépasser par l'émotion, la passion... Le gondolier, qui en a vu d'autres, et s'imagine bien la nature des ébats de ses passagers, quitte la berge. Fondu au noir. Pudeur du réalisateur. Imagination féconde du spectateur.

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La première fois que Kentucky voit un homme boire de l'alcool. Elle regarde comment on fait !
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Kentucky: "Mais embrasse-moi, idiot !"
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Kentucky: "Mais on voit rien ici ! Mehr licht, mehr licht ! J'ai lu ça dans une biographie de Goethe..."

Enchaînement. Le lendemain matin. Kentucky repense à la nuit, languie sur un divan (Freud ?)... Pendant ce temps, Billie fricote avec Glenn Abbott, qui le lui rend bien. Gil retrouve Kentucky et lui explique qu'il aime en fait Billie "since we were kids" et qu'ils sont fiancés ! L'affaire se corse mais Kentucky encaisse et sort une réplique surement lue dans un livre sentimental - le psittacisme littéraire ne concerne pas seulement les hypokhâgneux en manque d'inspiration: "Don't blame yourself, Gil. Somehow I forgot everything in the world... except that I loved you. And if we don't let Billie know...don't let it her... I can't be sorry, dearest, I can't !" Gil semble convaincu.

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A Woman is born !
Our-Modern-Maidens
Gil : "Mon Dieu ! Qu'est-ce que j'ai fait ? J'avais bu !"

Glenn Abbott apprend bientôt par la presse mondaine que Gil et Billie sont fiancés. Enchaînement des drames. Dans sa demeure campagnarde, en bras de chemise et pantalon bouffant, Glenn, amer, réfléchit et congédie pour la journée son majordome (un mexicain au profil bas et aux ordres de son maître américain). Glenn organise une balade motorisée en décapotable avec Billie pour clarifier la situation. Par (mal)chance, un orage terrible éclate et les deux ex-amants rentrent tant bien que mal à la propriété de Glenn, coupés du monde comme les habitant de la Nouvelle-Orléans lors du passage de Katrina). Mouillée, très mouillée, Billie se change dans la chambre de Glenn sans verrouiller la porte (un oubli sans doute). Glenn se jette évidemment sur elle. Et elle ose se débattre ! Glenn n'y tient plus: "There's no need of acting, Billie. We understand each other. What's the matter ? I thought you were a modern". Finalement, elle se laisse faire - ou le laisse faire - pour ceux qui y voient une différence. Mais Glenn, ce fou !, la délaisse et part en lui disant qu'il ne l'aime pas.

Anita-Page-Nude-Modern-Maidens
Quand Anita Page joue de la guitare et nous montre ses jambes, Douglas Fairbanks Jr ne pipe mot.

Résumé du film à ce moment. Gil et bientôt vont bientôt se marier. Gil aime Kentucky, la meilleure amie de Billie. Billie aime Glenn qui prétend qu'il ne l'aime pas. En gros, tout le monde est malheureux alors qu'il reste vingt minutes de film.

Anita-Page-Joan Crawford-Lesbian-Kiss
Lieu commun : les hommes sont des salauds. Dans ce film c'est tout le contraire ! Voici venir le temps enthousiasmant des femmes modernes.

Le mariage a lieu. Mais Billie surprend Kentucky en pleine crise d'hystérie et apprend qu'elle attend un enfant de Gil ! Le "one shot" cher à Robert de Niro dans Voyage au bout de l'enfer, quarante-neuf ans plus tôt ! Billie comprend, décide de tout prendre sur elle et de partir seule en lune de miel. Elle lance à la foule médusée: "What do you think of a groomless honeymoon ? Modern, isn't it ? I'm just starting the fashion". Une amie jalouse répond: "Do tell us... is this a modern moral... or just another immoral modern ?" Billie: "Do you think you'd know the difference, darling ?" La presse titre unanime sur le scandale du mariage anulé. Le film se termine sur les retrouvailles de Billie et Glenn à Paris.

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L'amour saphique, le vrai. Cinq ans plus tard, avec le code Hays, ce plan splendide aurait été coupé.
Our-Modern-Maidens

Pierre de Régnier, acte 2

Suite des œuvres de Pierre de Régnier avec ce qui semble être son livre le plus connu (du moins depuis sa réédition au Castor Astral en novembre 2007), La Vie de Patachon. Dans ce livre fort sympathique, le lecteur accompagne Fifi-Biquet et ses amis dans leurs pérégrinations nocturnes, de bars en bars, de bringues en bringues, de cuites en cuites (cuite étant un des mots préférés de Pierre de Régnier, et pourquoi pas ?). Il est aussi question d'Emma Patachon, femme entretenue dès ses quinze ans par un riche Écossais qui la lâche après une nuit d'infidélités (au pluriel, évidemment: on est Emma Patachon ou on n'est pas). Fifi-Biquet, Emma Patachon et leurs amis vont alors vivre de novembre à juin, six ou sept mois à se lever en fin d'après-midi et à se coucher à l'aube, et, dans ce laps de temps, faire saigner toutes les plaies du Christ.

pierre de regnierPierre de Régnier.

Ce livre est largement autobiographique et l'on n'a pas de mal à s'en convaincre quand on connait un temps soit peu la vie de Pierre "Tigre" de Régnier, farouchement méconnu (pour le contentement snobinard méprisable de ses admirateurs).

Le résumé du livre est délibérément succinct car il ne se passe à vrai dire rien pendant 200 pages - à part cuites et conséquences (Cuites et conséquences, beau titre de roman !). Il s'agit d'ambiance, comme dans le Penses-tu réussir! de Jean de Tinan, amant de la mère de Pierre de Régnier pendant quelques heures, et dont Pierre aurait aimé être le fils... mais "il n'est que" le fils de Pierre Louÿs, s'il on peut dire. Pierre de Régnier rend d'ailleurs un hommage implicite à Tinan au chapitre 7.

Tinan dans Penses-tu réussir!:
"(J'aime autant vous en avertir tout de suite: on fumera beaucoup de cigares dans ce livre, et d'innombrables cigarettes. Mais c'est comme cela.)"

Régnier dans La Vie de Patachon :
"Ici, lecteur, une parenthèse, si vous le permettez.
Comme vous avez pu le constater, on boit beaucoup, dans cet ouvrage, et on prend beaucoup de bains ; l'élément liquide y joule un rôle important ; on fume énormément de cigarettes, on y fait quelquefois l'amour et on y parle peu. La jeunesse moderne a acquis une réputation bien établie de stupidité ; d'où la présence continuelle du gramophone, chez les femmes d'aujourd'hui, qui les empêche de parler, ou plutôt, qui comble agréablement leurs nombreux silences ; d'où ces longs passages sans un mot, dans le présent livre, plein de descriptions de l'atmosphère des réveils à six heures du soir, et des lentes toilettes parfumées ; voici le point de vue des personnes raisonnables."

Régnier a aussi l'art des titres (comme Jean de Tinan), qui rapproche son livre du conte, avec un certain humour. Ainsi le titre du chapitre 12 : "Comment Fifi-Biquer, à la suite, d'une idée de génie, précipite les catastrophes". Et, surtout, le titre du chapitre 11, qui intervient après 150 pages et cinq mois de fêtes ininterrompues et de dépenses vestimentaires et éthyliques (tout cela sans travailler, bien sûr) : "L'Argent". C'est d'ailleurs dans ce chapitre (un monologue intérieur d'Emma Patachon) que l'héroïne se pose la question d'entre toutes les questions (en ce temps de pouvoir d'achat en berne - et non pas de pouvoir d'achat à Berne): "Pourquoi les hommes que j'aime sont-ils tous fauchés ?" Emma, si tu savais! (titre de mon prochain roman, peut-être...)

Que lit-on dans ce livre ?

On note une réplique qui siérait à un film de Marcel Carné sur des jeunes oisifs mondains (occasionnellement) fumeurs d'opium : "Parole d'honneur, chérie... Je vois des pagodes..." Dernière phrase du chapitre 11. La Vie de Patachon ferait d'ailleurs un très bon film. qui serait aux années 20 ce que Les Tricheurs sont aux années 50. Avis aux réalisateurs. Peut-être qu'Édouard Baër, préfacier de réédition au Castor Astral, peut remédier à cette requête ?

pierre de regnier tigre
Dessin de Pierre de Régnier, signé Tigre, publié dans la revue La Presqu'île en 1916.

Verdict ?

Le roman de Pierre de Régnier donne envie d'écouter des rag-time, de boire du champagne et d'embrasser des jeunes filles en fleur à pleine langue. C'est déjà beaucoup.

Mais tout est-il si simple et si gai dans le monde de Pierre de Régnier ?

"Il prit un troisième whisky et se complut dans un état d'âme exagérément désabusé..."

Phrase extraite au hasard (qui fait toujours bien les choses, n'est-ce pas ?) des vingt dernières pages du livre. Car... Car, tout ceci (fêtes, hédonisme, ardoises à cinq chiffres dans de nombreux bars et palaces de Paris, alcoolisme mondain, lassitude et superficialité) finit dans une très grande tristesse et une monotonie dignes des lendemains de cuites sévères justement tant de fois narrés dans ces pages. Oui, Pierre de Régnier est attachant. Oui, faire la prendre et prendre des cuites est amusant. Oui, La Vie de Patachon est un livre finalement vraiment triste. Qui fout le cafard. Pendant plusieurs minutes. Triste et beau comme une ballade de The La's ("Over" ou "All by myself" pour les citer). D'ailleurs (d'ici, plus exactement) se lamenter sur la brève œuvre de Pierre de Régnier revient à se lamenter sur celle de The La's.

Comme l'écrit Matthieu Messagier: "J'ai sacrifié mon talent sur l'autel de l'oisiveté". C'est pour ça que j'ai toujours (soyons franc, depuis que j'ai lu cette phrase de Messagier) juré de sacrifier mon oisiveté sur l'autel du talent. Mais c'est beaucoup plus difficile ; et je l'admets sans avoir à citer Nietzsche.

Pierre de Régnier a vécu aux crochets de ses parents et des barmen (aphorisme placé au hasard, que vous pourrez placer à votre tour au hasard d'une soirée sans avoir lu Pierre de Régnier et sans dire que c'est de moi - la vie est formidable).

Pierre de Regnier, acte 1

Pierre de Régnier. C'est toute une histoire. Sa conception même tient du roman. Fils de Marie Heredia et Henri de Régnier. D'un point de vue administratif. Car fils de Pierre Louÿs, avant tout, semencement foutrant parlant. Un gars bien donc, sous toute couture. Fils d'une muse, d'un érotomane et d'un Académicien. Mais ne nous attardons pas trop sur ses origines, ce "Tigre" a également une œuvre. Et non des moindres ! Peut-être le plus grantécrivain français de l'entre-deux guerres avec Maurice Sachs.

Pierre de Régnier.

En 1926, il publie un recueil de poésie au titre génial: Stances, instances et inconstances. Que celui qui n'aime pas ce titre me jette la première bière (Foster's, Tuborg ou Stella Artois de préférence). Tiré à 440 exemplaires (plus 25 exemplaires sur madagascar réservés à M. Édouard Champion, marqués alphabétiquement de A à Z ; et 30 exemplaires hors commerce sur papiers divers, numérotés de I à XXX), le recueil est épuisé depuis longtemps, jamais réédité et introuvable. Je possède l'exemplaire n° 226.

47 poèmes, à peu près 100 pages, des titres de chapitre [sic] éloquents : "Cuites" (c'est le premier poète français a utilisé ce mot, il faut le dire !) ; ""Rêves" ; "Stances, instances et inconstances" ; "Fumées" ; "Réalités"... Quelques chefs-d'œuvre de simplicité, d'ironie et de fantaisie. Oui, Pierre de Régnier compose dans le style tant loué des fantaisistes: je-m'en-foutisme, chronique de la (belle) vie ordinaire, banalité ironique, clins d'œil à la modernité, amours frivoles, anglicismes et noms propres... Bref, la panoplie d'un homme de goût. En voici quelques exemples, ce sonnet sur le jazz d'abord. Oui, Paul Morand n'est pas le seul à avoir écrit des poèmes sur cette musique diabolique.

JAZZ

Le saxophone est une chèvre suraiguë,
La flûte est un cabri qui saute sur un toit,
Le piano est une chose continue,
Le tambour rebondit et je danse avec toi.

Tu es vraiment gentille et tu es presque nue
Dans ta robe qui a l'air de je ne sais quoi,
Et le violon est un vieux chanteur des rues
Tombé là dans ce jazz on ne sait pas pourquoi.

Je tourne tellement que je ne vois personne,
Nous sommes transpercés par les sons du trombone
Et le linoléum tremble sous mes talons ;

Les applaudissements déchaînent le silence,
Mais le bruit des soupers est plus fort que la danse
Sous les ventilateurs qui rythment le plafond.

Pierre de Régnier poursuit avec ce bel autoportrait (je le suppose comme tel et vous devriez en faire autant):

CONSIDERATIONS

Je suis un personnage étrange,
Réaliste et paradoxal,
J'aime les pyjamas oranges,
L'amour, le chypre, les Pall-Mall.

J'aurai fait toutes les folies
Qu'on a pu faire à vingt-trois ans ;
Les femmes sont toujours jolies
Quand on est tendre et inconstant !

Mes malheurs sont inconcevables
Car je suis toujours en retard,
Mes amours incommensurables
Et mon cœur est un grand bazar.

Mon bonheur n'a pas de limites,
Je suis gai, philosophe et fou ;
Aussi je prends beaucoup de cuites
Et le hasard arrange tout.

Je bois mes nuits mélancoliques
En vieux noceur désabusé ;
Mes aurores sont romantiques
Et mes regrets désespérés...

Et quand, dans le matin qui passe,
Je me vois au soleil levant,
Je m'engueule devant la glace
Et je m'adore en m'endormant !

Et Régnier de poursuivre (décidément ! Il a mis les meilleurs poèmes au début du recueil... Il faudrait étudier l'emplacement des meilleurs poèmes au début des ouvrages, ce qui me rappelle cette ancienne pratique - il y a cinq ou dix ans environ - quand, disponible en écoute dans les grandes surfaces, les trois ou quatre meilleures chansons s'enchaînaient au début d'un album pour aguicher le mélomane et le tromper quand, arrivé chez lui, languis sur son canapé Philippe Starck, trois lignes de cocaïne bas de gamme négligemment disposées sur une table en verre dernier cri, il découvrait avec une horrible indifférence que le disque acheté lui servirait de frisbee en septembre sur une plage normande - mais ces temps sont révolus dont fermons cette parenthèse qui n'a que trop duré) avec ce sonnet sur le cousin de Will Smith dans le Prince de Bel-Air - ou sur un hôtel parisien - j'en perds mes mondanités:

CARLTON

Chauffeur, chasseur, concierge ; et puis, porte tournante ;
Obscurité vert-mousse et parfums d'ascenseur ;
Malles devant la porte ; on peut entrer ? Attente...
- Comment ça va depuis le "Jardin de ma sœur" ?

Lit défait. Souvenirs de la veille, et douceur
Des réveils où le soir entre par une fente
Des volets entr'ouverts ; peau tiède ; odeurs mourantes,
Bruits de l'après-midi, salle de bains, coiffeur...

J'ai vu ton corps d'hier ployer sur tes babouches,
J'ai mangé du Guerlain tout autour de ta bouche
Et j'ai bu la luxure au fonds de tes yeux noirs ;

Et j'ai pu respirer, volupté qui embaume,
Le bruit délicieux que font les souliers jaunes
Dans la clarté propre et sonore des couloirs.

Et j'arrête pour les extraits (excellents, il faut bien l'admettre) de Stances, instances et inconstances (je ne lasserai jamais d'écrire ce titre) mais il faut bien passer à autre chose bien que l'on préfère s'attacher à ce que l'on connaît déjà, même depuis trois phrases.
Donc... Donc... Étrange que je tape ce mot. Donc étant le titre d'un ouvrage de Henri de Régnier, le père (officiel).
Doncques, Pierre de Régnier ne s'est pas limité à ce recueil. Il aurait pu: ce n'est pas donné à tout le monde de publier trois ou quatre bons poèmes et c'est bien suffisant pour passer à la postérité (qu'il n'a pas vraiment atteinte si l'on juge par la confidentialité de son œuvre, mais "le temps, le temps va faire les choses" pour citer le poète urbain québécois Rapiso - qui parlait lui du Roi Heenok).

Dans La Femme, édité dans la formidable collection "L'Homme à la page" - guides utiles à ceux qui veulent vivre la belle vie (qui comprend notamment Le Cigare par Eugène Marsan et Le Casino par Francis de Miomandre), Pierre de Régnier excelle dans l'ironie, le sarcasme, le bon mot et l'interpellation du lecteur:

"Lecteur, je vais vous faire un aveu: j'ai hâte d'avoir fini ce chapitre, Mme de Morreuil m'assomme."

Dans cette collection de situations amoureuses, il lui arrive souvent de s'emporter et de conseiller (puisque tel est le propos du livre) le lecteur novice qui devait être à l'époque un provincial "monté à Paris" mais habitant plus souvent dans une chambre de bonne à Montparnasse que dans un hôtel modern-style du Luxembourg.

"Écoute-moi, mais écoute-moi donc, nom de Dieu ! Fais tout ce que tu voudras, fais des dettes, fais des bêtises, cherche des choses impossibles, comme le bonheur, par exemple, ou des chevaux qui gagnent, ou un numéro plein, prends des cuites, marie-toi, à la rigueur, mais ne soit jamais aimé !..."

Il épate par sa concision et son tact (100% stendhalien à la mode Années Folles, quel bon goût !)

"Or, un soir, il fit une funeste découverte, qui fut lourde de conséquences: il s'aperçut qu'Alice était très excitante."

Sa méchanceté est exquise:

"Je ne vous apprendrai rien en vous disant qu'on est toujours le premier amant d'une femme du monde. Mais cette fois-ci ce devait être vrai."

Sa peinture de mœurs est fine, ainsi ce passage sur le snobisme:

"Il y a chez les femmes, plusieurs sortes de snobismes dont le plus redoutable est certainement le snobisme littéraire. Les autres sont plus anodins: il y a le snobisme de la femme incomprise, la "femme-trompée-par-son-mari-et-à-qui-cela-est-complètement-égal", le snobisme de la femme qui a toujours besoin de bonheur (assez dangereux) et enfin le snobisme le plus répandu, qui pourrait se résumer ainsi:
Ne parler qu'anglais,
Maigrir de trois kilogs,
Déjeuner au Ritz (Vendôme side)
(ne rien manger)
Golf
Coktail-party
Dîner aux Ambassadeurs
(ne rien manger)
et passer le week end à "Le Touquet"."

Moralité : Pierre de Régnier est le Jean de Tinan ou le Brett Easton Ellis des Années Folles, et c'est très bien ainsi.

Mais je vais finir les citations sinon cet article va ressembler à un roman de Philippe Sollers. Remarquez, il n'a pas tout à fait tort, ce Philippe, malgré les odeurs de rombières fanées du 7è arrondissement de Paris qu'il émane à toutes les pages. Quand on peine à gribouiller ses deux cents pages semestrielles, autant demander de l'aide à des nègres - et non des moindres: Rimbaud, Nietzsche, Hölderlin ou Artaud. Léopold Senghor attendra ! M'enfin...

Encore quelques unes, tout de même (Sollers m'a vampirisé et j'en suis mordu):

"La tristesse des terrains de golf parut à Bernard une chose infinie..."

"Bernard eut l'impression de vivre entre les pages de Vogue ou du Jardin des Modes et se sentit terriblement moderne."

Pierre de Régnier a aussi écrit La Vie de Patachon, un roman qui fera le sujet d'un prochain billet. Récemment réédité, le livre est préfacé par Edouard Baër. Ce qui me fait écrire cet aphorisme contemporain :
Édouard Baër préface Pierre de Régnier, Frédéric Beigbeder Henry Miller.
Lecteur, sauras-tu reconnaître la figure de style que je viens d'employer, popularisée en son temps par Racine ?

Pierre de Régnier, son style. Pour retrouver autant de simplicité, de spontanéité et d'autocritique au XXè siècle, il fallut attendre le punk dans les années 70. Opinion à débattre qu'il n'est pas la peine de débattre. C'est un amateur éclairé des Buzzcocks qui écrit, d'accord ? Faut-il continuer ?

Je suis prêt à citer "I don't mind" (2 minutes et 18 secondes avec premier refrain à la vingtième seconde et deuxième refrain à la trente-neuvième seconde), "Orgasm addict" (2 minutes et 1 seconde) ou "Fiction romance" (4 minutes et 27 secondes).

Mais (Maurice Barrès m'aurait provoqué en duel sur un pré lorrain fraichement coupé pour avoir commencer une phrase par cet adverbe - je prends le risque post-mortem) je sens que la plupart ont décroché dès le deuxième poème (ou l'énième parenthèse) donc j'arrête là, encore hanté par le parfum de cet alexandrin sublime :

"J'ai mangé du Guerlain tout autour de ta bouche"