vendredi 26 septembre 2008

Pierre de Regnier, acte 1

Pierre de Régnier. C'est toute une histoire. Sa conception même tient du roman. Fils de Marie Heredia et Henri de Régnier. D'un point de vue administratif. Car fils de Pierre Louÿs, avant tout, semencement foutrant parlant. Un gars bien donc, sous toute couture. Fils d'une muse, d'un érotomane et d'un Académicien. Mais ne nous attardons pas trop sur ses origines, ce "Tigre" a également une œuvre. Et non des moindres ! Peut-être le plus grantécrivain français de l'entre-deux guerres avec Maurice Sachs.

Pierre de Régnier.

En 1926, il publie un recueil de poésie au titre génial: Stances, instances et inconstances. Que celui qui n'aime pas ce titre me jette la première bière (Foster's, Tuborg ou Stella Artois de préférence). Tiré à 440 exemplaires (plus 25 exemplaires sur madagascar réservés à M. Édouard Champion, marqués alphabétiquement de A à Z ; et 30 exemplaires hors commerce sur papiers divers, numérotés de I à XXX), le recueil est épuisé depuis longtemps, jamais réédité et introuvable. Je possède l'exemplaire n° 226.

47 poèmes, à peu près 100 pages, des titres de chapitre [sic] éloquents : "Cuites" (c'est le premier poète français a utilisé ce mot, il faut le dire !) ; ""Rêves" ; "Stances, instances et inconstances" ; "Fumées" ; "Réalités"... Quelques chefs-d'œuvre de simplicité, d'ironie et de fantaisie. Oui, Pierre de Régnier compose dans le style tant loué des fantaisistes: je-m'en-foutisme, chronique de la (belle) vie ordinaire, banalité ironique, clins d'œil à la modernité, amours frivoles, anglicismes et noms propres... Bref, la panoplie d'un homme de goût. En voici quelques exemples, ce sonnet sur le jazz d'abord. Oui, Paul Morand n'est pas le seul à avoir écrit des poèmes sur cette musique diabolique.

JAZZ

Le saxophone est une chèvre suraiguë,
La flûte est un cabri qui saute sur un toit,
Le piano est une chose continue,
Le tambour rebondit et je danse avec toi.

Tu es vraiment gentille et tu es presque nue
Dans ta robe qui a l'air de je ne sais quoi,
Et le violon est un vieux chanteur des rues
Tombé là dans ce jazz on ne sait pas pourquoi.

Je tourne tellement que je ne vois personne,
Nous sommes transpercés par les sons du trombone
Et le linoléum tremble sous mes talons ;

Les applaudissements déchaînent le silence,
Mais le bruit des soupers est plus fort que la danse
Sous les ventilateurs qui rythment le plafond.

Pierre de Régnier poursuit avec ce bel autoportrait (je le suppose comme tel et vous devriez en faire autant):

CONSIDERATIONS

Je suis un personnage étrange,
Réaliste et paradoxal,
J'aime les pyjamas oranges,
L'amour, le chypre, les Pall-Mall.

J'aurai fait toutes les folies
Qu'on a pu faire à vingt-trois ans ;
Les femmes sont toujours jolies
Quand on est tendre et inconstant !

Mes malheurs sont inconcevables
Car je suis toujours en retard,
Mes amours incommensurables
Et mon cœur est un grand bazar.

Mon bonheur n'a pas de limites,
Je suis gai, philosophe et fou ;
Aussi je prends beaucoup de cuites
Et le hasard arrange tout.

Je bois mes nuits mélancoliques
En vieux noceur désabusé ;
Mes aurores sont romantiques
Et mes regrets désespérés...

Et quand, dans le matin qui passe,
Je me vois au soleil levant,
Je m'engueule devant la glace
Et je m'adore en m'endormant !

Et Régnier de poursuivre (décidément ! Il a mis les meilleurs poèmes au début du recueil... Il faudrait étudier l'emplacement des meilleurs poèmes au début des ouvrages, ce qui me rappelle cette ancienne pratique - il y a cinq ou dix ans environ - quand, disponible en écoute dans les grandes surfaces, les trois ou quatre meilleures chansons s'enchaînaient au début d'un album pour aguicher le mélomane et le tromper quand, arrivé chez lui, languis sur son canapé Philippe Starck, trois lignes de cocaïne bas de gamme négligemment disposées sur une table en verre dernier cri, il découvrait avec une horrible indifférence que le disque acheté lui servirait de frisbee en septembre sur une plage normande - mais ces temps sont révolus dont fermons cette parenthèse qui n'a que trop duré) avec ce sonnet sur le cousin de Will Smith dans le Prince de Bel-Air - ou sur un hôtel parisien - j'en perds mes mondanités:

CARLTON

Chauffeur, chasseur, concierge ; et puis, porte tournante ;
Obscurité vert-mousse et parfums d'ascenseur ;
Malles devant la porte ; on peut entrer ? Attente...
- Comment ça va depuis le "Jardin de ma sœur" ?

Lit défait. Souvenirs de la veille, et douceur
Des réveils où le soir entre par une fente
Des volets entr'ouverts ; peau tiède ; odeurs mourantes,
Bruits de l'après-midi, salle de bains, coiffeur...

J'ai vu ton corps d'hier ployer sur tes babouches,
J'ai mangé du Guerlain tout autour de ta bouche
Et j'ai bu la luxure au fonds de tes yeux noirs ;

Et j'ai pu respirer, volupté qui embaume,
Le bruit délicieux que font les souliers jaunes
Dans la clarté propre et sonore des couloirs.

Et j'arrête pour les extraits (excellents, il faut bien l'admettre) de Stances, instances et inconstances (je ne lasserai jamais d'écrire ce titre) mais il faut bien passer à autre chose bien que l'on préfère s'attacher à ce que l'on connaît déjà, même depuis trois phrases.
Donc... Donc... Étrange que je tape ce mot. Donc étant le titre d'un ouvrage de Henri de Régnier, le père (officiel).
Doncques, Pierre de Régnier ne s'est pas limité à ce recueil. Il aurait pu: ce n'est pas donné à tout le monde de publier trois ou quatre bons poèmes et c'est bien suffisant pour passer à la postérité (qu'il n'a pas vraiment atteinte si l'on juge par la confidentialité de son œuvre, mais "le temps, le temps va faire les choses" pour citer le poète urbain québécois Rapiso - qui parlait lui du Roi Heenok).

Dans La Femme, édité dans la formidable collection "L'Homme à la page" - guides utiles à ceux qui veulent vivre la belle vie (qui comprend notamment Le Cigare par Eugène Marsan et Le Casino par Francis de Miomandre), Pierre de Régnier excelle dans l'ironie, le sarcasme, le bon mot et l'interpellation du lecteur:

"Lecteur, je vais vous faire un aveu: j'ai hâte d'avoir fini ce chapitre, Mme de Morreuil m'assomme."

Dans cette collection de situations amoureuses, il lui arrive souvent de s'emporter et de conseiller (puisque tel est le propos du livre) le lecteur novice qui devait être à l'époque un provincial "monté à Paris" mais habitant plus souvent dans une chambre de bonne à Montparnasse que dans un hôtel modern-style du Luxembourg.

"Écoute-moi, mais écoute-moi donc, nom de Dieu ! Fais tout ce que tu voudras, fais des dettes, fais des bêtises, cherche des choses impossibles, comme le bonheur, par exemple, ou des chevaux qui gagnent, ou un numéro plein, prends des cuites, marie-toi, à la rigueur, mais ne soit jamais aimé !..."

Il épate par sa concision et son tact (100% stendhalien à la mode Années Folles, quel bon goût !)

"Or, un soir, il fit une funeste découverte, qui fut lourde de conséquences: il s'aperçut qu'Alice était très excitante."

Sa méchanceté est exquise:

"Je ne vous apprendrai rien en vous disant qu'on est toujours le premier amant d'une femme du monde. Mais cette fois-ci ce devait être vrai."

Sa peinture de mœurs est fine, ainsi ce passage sur le snobisme:

"Il y a chez les femmes, plusieurs sortes de snobismes dont le plus redoutable est certainement le snobisme littéraire. Les autres sont plus anodins: il y a le snobisme de la femme incomprise, la "femme-trompée-par-son-mari-et-à-qui-cela-est-complètement-égal", le snobisme de la femme qui a toujours besoin de bonheur (assez dangereux) et enfin le snobisme le plus répandu, qui pourrait se résumer ainsi:
Ne parler qu'anglais,
Maigrir de trois kilogs,
Déjeuner au Ritz (Vendôme side)
(ne rien manger)
Golf
Coktail-party
Dîner aux Ambassadeurs
(ne rien manger)
et passer le week end à "Le Touquet"."

Moralité : Pierre de Régnier est le Jean de Tinan ou le Brett Easton Ellis des Années Folles, et c'est très bien ainsi.

Mais je vais finir les citations sinon cet article va ressembler à un roman de Philippe Sollers. Remarquez, il n'a pas tout à fait tort, ce Philippe, malgré les odeurs de rombières fanées du 7è arrondissement de Paris qu'il émane à toutes les pages. Quand on peine à gribouiller ses deux cents pages semestrielles, autant demander de l'aide à des nègres - et non des moindres: Rimbaud, Nietzsche, Hölderlin ou Artaud. Léopold Senghor attendra ! M'enfin...

Encore quelques unes, tout de même (Sollers m'a vampirisé et j'en suis mordu):

"La tristesse des terrains de golf parut à Bernard une chose infinie..."

"Bernard eut l'impression de vivre entre les pages de Vogue ou du Jardin des Modes et se sentit terriblement moderne."

Pierre de Régnier a aussi écrit La Vie de Patachon, un roman qui fera le sujet d'un prochain billet. Récemment réédité, le livre est préfacé par Edouard Baër. Ce qui me fait écrire cet aphorisme contemporain :
Édouard Baër préface Pierre de Régnier, Frédéric Beigbeder Henry Miller.
Lecteur, sauras-tu reconnaître la figure de style que je viens d'employer, popularisée en son temps par Racine ?

Pierre de Régnier, son style. Pour retrouver autant de simplicité, de spontanéité et d'autocritique au XXè siècle, il fallut attendre le punk dans les années 70. Opinion à débattre qu'il n'est pas la peine de débattre. C'est un amateur éclairé des Buzzcocks qui écrit, d'accord ? Faut-il continuer ?

Je suis prêt à citer "I don't mind" (2 minutes et 18 secondes avec premier refrain à la vingtième seconde et deuxième refrain à la trente-neuvième seconde), "Orgasm addict" (2 minutes et 1 seconde) ou "Fiction romance" (4 minutes et 27 secondes).

Mais (Maurice Barrès m'aurait provoqué en duel sur un pré lorrain fraichement coupé pour avoir commencer une phrase par cet adverbe - je prends le risque post-mortem) je sens que la plupart ont décroché dès le deuxième poème (ou l'énième parenthèse) donc j'arrête là, encore hanté par le parfum de cet alexandrin sublime :

"J'ai mangé du Guerlain tout autour de ta bouche"

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