Dans son journal intime Kamikaze, en date du 21 mars 1989, à l'occasion de l'ouverture de la rétrospective Abel Gance à la cinémathèque française, Marc-Édouard Nabe rencontre Jean Tulard, "le cinéphile napoléonien, avec sa gueule allongée de moine d'Inquisition dreyerienne". S'ensuit une discussion sur Abel Gance, parsemée d'anecdotes dont voici quelques passages...
Gance est né le même jour que Picasso, et même le même jour que le monde ! En effet, c'est Claudel qui avait calculé que la Terre avait été créée par Dieu un 25 octobre ! Voilà bien l'ambition de ces trois-là, Picasso, Abel Gance et Dieu : créer un monde. Gance fut moins chanceux...
Dans J'accuse, en pleine guerre de 14, pendant que Barbusse fait son Feu, Gance a l'idée de ressusciter les morts avant qu'ils ne meurent. Il engage des centaines de vrais soldats entre deux assauts et leur demande de jouer leurs propres rôles en morts qui se relèvent pour aller voir ce que les vivants font sans eux et à quoi a servi leur sacrifice. Ils acceptent pour la cause pacifistissime de Gance le pervers. Cette anticipation menée par Blaise Cendrars lui-même qui venait de perdre son bras (et qu'on voit sur la gauche de l'écran !), est hallucinatoire quand on sait - et Gance le savait - que ces figurants allaient bientôt vraiment mourir dans les tranchées et qu'ils ne se relèveraient pas comme au cinéma.
Dans La Fin du monde (film commencé en muet et fini en parlant), il a parqué les figurants par centaines pendant deux jours et deux nuits, les empêchant de manger et dormir. Au moment de les nourrir, il a lâché les opérateurs comme des fauves et ils ont dévoré avec leurs caméras tous les affamés. Personne n'a pu voir dans leur intégralité ces séquences de folle orgie très bestiale que Gance a filmée là, dans la vraie panique qu'il souhaitait. Certaines, trop "hard" avec des figurantes aux seins nus ne jouant plus du tout, n'ont même pas été montées. On était en 1929, bien sûr.
Tulard et moi parlons aussi du parlant. Sur le Napoléon, je savais que Gance avait demandé à ses acteurs du muet de dire quand même le vrai texte, prémonitoirement ans doute. Ce que Tulard m'apprend, c'est que Gance avait remarqué que les films passaient dans la salle plus vite qu'ils n'avaient été tournés : soit douze images/seconde (on est au temps du muet) au lieu de seize... La raison ? C'est le dernier métro que les projectionnistes tenaient à ne pas louper et qui leur faisait presser la diffusion ! En bon révolutionnaire (artistique), Gance comprit qu'il serait vain de faire ralentir le rythme des projectionnistes : il entourloupe en tournant directement en vingt images/seconde pour que le film, l'air de rien, retrouve son allure originale. C'est grâce à ce subterfuge que plus tard, quand le cinéma passa parlant, il put, sans difficulté, synchroniser labialement à quatre secondes près le son nouveau à ses images anciennes, en faisant se doubler eux-mêmes les acteurs presque tous encore vivants.
1 commentaire:
Et si Nabe avait déjà tout écrit...
Ca me frappe : quand on est lecteur de Nabe, en fonction de nos centres d'intérêt (et plus si affinités), on trouve toujours (notamment dans le journal) des chroniques superbes, inimitables, indispensables.
Qui sur le cinéma, qui sur la peinture, qui sur le jazz, sur Paris, sur les événements des années 80-90... etc.
Et si Nabe était le modèle inaccessible (comme l'étoile) de tout blogueur ?
ps - merci pour les belles illustrations, la beauté d'Artaud...
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