Willy, premier mari de Colette, et Patrick Besson de la Belle Époque, a écrit de nombreux textes caustiques sur son époque. Dans L'Année fantaisiste 1893, Willy écrit un texte railleur sur les poètes décadents alors en vogue. Son texte se passe de commentaires mais pas de ricanements. Voici la première partie, Le décadent vu de face:
Le décadent, vu de face, a une figure osseuse, uniformément pâle, où semblent croître en désordre quelques poils de barbe. Les cheveux très longs retombent sur le collet de sa redingote noire bien serrée et toujours boutonnée pour accentuer encore la maigreur du corps. Les mains sont décharnées et les ongles longs. De ses poches gonflées sortent des journaux, des revues, des bouquins, salis par un long usage: Schopenhauer (les œuvres augmentées), la Décadence de l'Art, les poésies de X...
Il marche vite, droit devant lui, les yeux vagues et noyés dans l'immatérialité et le rêve. De temps en temps, ses lèvres s'agitent et le passant perçoit des mots entrecoupés: "Rien ! rien... Tout n'est que rien... rien est tout !... Le néant... O bonheur !... Être plante, être pierre, n'être pas... Félicité suprême !..."
Le décadent arrive à sa brasserie, et se laisse tomber sur la banquette, horriblement navré ; il ne saurait faire un mouvement, appeler le garçon. Celui-ci, dressé, apporte le "distingué blonde". Le décadent s'assure qu'on le regarde, étale ses paperasses sur la table de marbre, lampe une gorgée de son bock, puis, poussant un grand soupir, il bourre sa pipe de tabac mêlé d'opium et l'allume d'un air écoeuré.
Bientôt un autre décadent arrive, tend la main à son copain sans rien dire, puis s'assied à côté de lui de la même manière. Ils ont de longs silences écrasés.
Quelquefois, ils discutent, d'un élan pessimiste et l'autre néantiste, mais sur toutes les grandes questions ils sont d'accord: la famille, la patrie, la vertu des femmes... ne valent pas la peine d'un haussement d'épaules.
Le décadent, vu de face, ne rêve nullement la république universelle, la fusion des peuples et des langues, cela le gênerait beaucoup. Il préfère l'état des choses actuel et la division de la société en deux classes, savoir: 1° tout le monde, qu'il englobe dans un seul qualificatif "les imbéciles" ; 2° les décadents (lisez: lui).
En littérature, non seulement le décadent n'admet pas le style (cela va de soi), mais il en est arrivé à supprimer peu à peu les articles, les substantifs et les verbes. Les adjectifs seuls restent encore debout ; on espère qu'ils ne tarderont pas à disparaître. Un décadent célèbre vient de paraître un volume appelé à un grand retentissement.
Cet ouvrage, qui est l'histoire dramatique de deux amours contrariées, ne se compose que de feuilles plus ou moins colorées, depuis le blanc de zinc jusqu'au rouge écarlate. Le développement des événements et des passions, ainsi exprimé, est d'un effet saisissant !
Les sensations du décadent, vu de face, n'ont rien de commun avec celle des gens du 1° susmentionné. Quand il marche, par exemple, ses pas prennent une couleur. En allant à sa brasserie, ils sont généralement rouges ; en revenant, ils sont verts ; la nuance varie avec les différentes paires de bottines.
Par contre, les tableaux lui donnent la sensation de musique. L'affiche de la Maison du Pont-Neuf: "On rend l'argent" fait entendre le la dièse, celle du chocolat Menier, le contre-ut.
Le décadent affecte un si profond mépris pour tout ce qui n'est pas la décadence, qu'il ne répond pas quand il parle ; il traverse la vie, pâle, maigre, toujours seul, muet, informe, insaisissable.
Le décadent vu de pile par Willy: ici.
Le décadent, vu de face, a une figure osseuse, uniformément pâle, où semblent croître en désordre quelques poils de barbe. Les cheveux très longs retombent sur le collet de sa redingote noire bien serrée et toujours boutonnée pour accentuer encore la maigreur du corps. Les mains sont décharnées et les ongles longs. De ses poches gonflées sortent des journaux, des revues, des bouquins, salis par un long usage: Schopenhauer (les œuvres augmentées), la Décadence de l'Art, les poésies de X...
Il marche vite, droit devant lui, les yeux vagues et noyés dans l'immatérialité et le rêve. De temps en temps, ses lèvres s'agitent et le passant perçoit des mots entrecoupés: "Rien ! rien... Tout n'est que rien... rien est tout !... Le néant... O bonheur !... Être plante, être pierre, n'être pas... Félicité suprême !..."
Le décadent arrive à sa brasserie, et se laisse tomber sur la banquette, horriblement navré ; il ne saurait faire un mouvement, appeler le garçon. Celui-ci, dressé, apporte le "distingué blonde". Le décadent s'assure qu'on le regarde, étale ses paperasses sur la table de marbre, lampe une gorgée de son bock, puis, poussant un grand soupir, il bourre sa pipe de tabac mêlé d'opium et l'allume d'un air écoeuré.
La tortue de Des Esseintes, héros décadent décrit par Huysmans dans A Rebours, le bréviaire des décadents.
Bientôt un autre décadent arrive, tend la main à son copain sans rien dire, puis s'assied à côté de lui de la même manière. Ils ont de longs silences écrasés.
Quelquefois, ils discutent, d'un élan pessimiste et l'autre néantiste, mais sur toutes les grandes questions ils sont d'accord: la famille, la patrie, la vertu des femmes... ne valent pas la peine d'un haussement d'épaules.
Le décadent, vu de face, ne rêve nullement la république universelle, la fusion des peuples et des langues, cela le gênerait beaucoup. Il préfère l'état des choses actuel et la division de la société en deux classes, savoir: 1° tout le monde, qu'il englobe dans un seul qualificatif "les imbéciles" ; 2° les décadents (lisez: lui).
En littérature, non seulement le décadent n'admet pas le style (cela va de soi), mais il en est arrivé à supprimer peu à peu les articles, les substantifs et les verbes. Les adjectifs seuls restent encore debout ; on espère qu'ils ne tarderont pas à disparaître. Un décadent célèbre vient de paraître un volume appelé à un grand retentissement.
Cet ouvrage, qui est l'histoire dramatique de deux amours contrariées, ne se compose que de feuilles plus ou moins colorées, depuis le blanc de zinc jusqu'au rouge écarlate. Le développement des événements et des passions, ainsi exprimé, est d'un effet saisissant !
Les sensations du décadent, vu de face, n'ont rien de commun avec celle des gens du 1° susmentionné. Quand il marche, par exemple, ses pas prennent une couleur. En allant à sa brasserie, ils sont généralement rouges ; en revenant, ils sont verts ; la nuance varie avec les différentes paires de bottines.
Par contre, les tableaux lui donnent la sensation de musique. L'affiche de la Maison du Pont-Neuf: "On rend l'argent" fait entendre le la dièse, celle du chocolat Menier, le contre-ut.
Le décadent affecte un si profond mépris pour tout ce qui n'est pas la décadence, qu'il ne répond pas quand il parle ; il traverse la vie, pâle, maigre, toujours seul, muet, informe, insaisissable.
Le décadent vu de pile par Willy: ici.
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