mercredi 26 décembre 2012

Pierre Clémenti et le pouvoir du cinéma

Le site Derives.tv a traduit et publié une conversation entre Pierre Clémenti, Miklos Janscó, Glauber Rocha et Jean-Marie Straub, animée par Simon Hartog à Rome en février 1970, initialement publiée dans la revue Cinematics. A cette époque, Pierre Clémenti venait de tourner dans des films clefs comme Porcherie de Pier Paolo Pasolini, La Voie Lactée de Luis Bunuel et Le Lit de la Vierge de Philippe Garrel. Il avait déjà réalisé une poignée de courts films expérimentaux, sortes de journaux de bord psychédéliques tournés en 16 mm. L'époque était à l'effervescence. La culture underground était en plein essor tandis que le cinéma des grands studios hollywoodiens vivait une période de transition difficile. Voici quelques extraits des propos de Pierre Clémenti sur sa vision du cinéma, le rôle néfaste de la télévision et l'essor du cinéma underground. L'intégralité de la conversation est disponible ici.


[Le pouvoir du cinéma]

Quand les gens découvriront le cinéma, ils changeront, en créant leur propre cinéma.

Quand les gens voient un film, ils expérimentent une sorte d’identification, ils subissent l’influence de la star du film. Je pense que lorsque les gens se mettront à filmer avec leurs propres caméras, quand ils les pointeront sur leurs familles, leurs maisons, leurs boulots, quelque chose va faire tilt dans leurs têtes, ils découvriront que dans les films ça n’a rien à voir.

[Le cinéma et la télévision]

Pour les gens, le cinéma, c’est ce qu’ils ne voient pas à la télé. Comme la télé leur apporte ce qu’ils trouvent généralement au cinéma, tôt ou tard ils ne bougeront plus de chez eux. Ils iront directement à l’usine. La télé sera la nouvelle machine divine qui les comblera, qui satisfera tous leurs désirs. Le cinéma disparaîtra. C’est une possibilité, parce que je suis certain que si des gens très intelligents s’emparent de la télé, ça deviendra quelque chose de très puissant, de fabuleux, colossal. Quand la télé recouvrera tout son pouvoir, chacun, tous ceux qui travaillent seront ramenés à leur ghetto. Elle aliènera des nations entières, les gens ne sortiront plus, sauf pour aller à l’usine – ils seront complètement aliénés par une machine, qui prendra la place de la religion, des histoires, des grandes histoires. Je crois que le seul art capable de combattre cela aujourd’hui est le cinéma. Au moins le cinéma en tant qu’extension logique de ce qui se passe aujourd’hui.

Pierre Clémenti et Catherine Deneuve.

[Le cinéma underground et la révolution]

Quand les gens voient un film underground, ils réalisent soudain qu’ils pourraient faire pareil, voire mieux. Et c’est le stimulus qu’il faut pour leur faire acheter une petite caméra. Ces jeunes cinéastes qui passent un ou deux ans à trouver l’argent pour finir leurs films… Une caméra super 8 ou 16mm leur permet de faire le film qu’ils veulent, et rien que pour ça, le cinéma underground est révolutionnaire. Et le cinéma underground a aussi de positif qu’il éveille quelque chose dans les consciences.

Les livres, c’est fini. Les livres disparaîtront pour laisser la place à des bibliothèques de films super 8. En Amérique maintenant on trouve des caméras super 8 qui développent 1000 ASA et qu’on gonfle en 35mm. Donc je suis persuadé que l’industrie du film va complètement changer, et qu’elle va périmer… Je crois que les géants comme la Paramount se désagrègent en ce moment. A cause de quoi ? Parce que des gens ont fait des films à petits budgets et ont gagné des millions. Les grands studios ne savent plus quoi faire. Ils sont finis.

De plus en plus le cinéma devient une entreprise de crétinisation. Sauf pour le cinéma lié aux ciné-clubs et ce genre de choses, où tout ce qui est projeté est complètement nul, où on n’entend pas le son, où l’image est pénible, les copies terribles. Pourquoi ? Parce que les jeunes distributeurs n’ont pas l’argent pour faire de bonnes copies ou bien n’y croient pas. Et donc on aura des bibliothèques de films super 8, avec des millions de copies de chaque. Je crois que c’est la fin de l’industrie du film… Il y a eu tous ces chamboulements révolutionnaires. Le cinéma en France est de plus en plus aliéné, en harmonie avec la télévision, avec les chaînes de télé. Et j’ai l’impression que le cinéma qui essaie d’être en rapport avec les gens, de changer leur conscience, sera mis de côté. Le travailleur qui veut acheter un livre, achètera un film. Mais ça sera circonscrit, car la société sait très bien que…

Je sens de plus en plus la nécessité d’aller vers les gens, de ne pas attendre qu’ils viennent vers nous. Pourquoi ? Parce que le travailleur qui passe de huit à neuf heures par jour dans une usine n’a pas la chance de pouvoir se dire : je dois voir tel ou tel film. Tout le système est à refaire.

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