jeudi 28 novembre 2013

Marc-Edouard Nabe - "La dérision, c'est le bon filon"

Éloquent  extrait de Rideau de Marc-Edouard Nabe (1992) sur le recyclage autocannibale de la télévision et les commentateurs en tout genre qui pullulent aujourd'hui, de Jean-Marc Morandini à Bruno Roger-Petit en passant par Yann Barthès et Daniel Schneidermann. Quand la mort se nourrit de la mort dans une autocélébration forcément macabre - mais avec le sourire. Réjouissant...



Caricaturer les caricatures, c'est facile. A quoi servent les salariés de la dérision qui travaillent toute l'année à mettre en gags les ondes de la télévision ? Rien n'est plus effrayant que ces poupées à l'effigie des idoles du show-biz et de la télé gigotant devant nous qui avons déjà tant de mal à supporter les pantins originaux, en chair et en os. Et lorsque les marionnettistes s'inspirent des animaux pour "croquer" un homme politique, j'ai un peu honte ensuite quand je croise mon chat dans un couloir.

La dérision, c'est le bon filon. Elle a raboté l'humour pour le faire entrer dans la morale. Le détournement rentre dans le bon chemin. Ô satire intégrée !...

La subversion des gens de télé payés par la télé pour se moquer de la télé est nulle. Ceux-là sont encore plus tristement engloutis par le système que ceux qui font le même boulot au premier degré : en quelques pirouettes, imitations, clins d’œil, pignoleries dignes du dernier des monômes de grande école, ils espèrent porter un coup à la bête molle, mais elle les écrasera en temps voulu. On ne voit plus très bien la frontière qui sépare la dérision de la névrose. Les gagmen de l'autotélévision sont tenus d'amuser les seigneurs en cabriolant dans la grande salle du château et au moindre faux pas, les oubliettes les attendent. Les noms de ces gais larrons se sont choisis anticipent déjà sur l'avenir de leurs carrières. Quand ça tournera mal, les cachots de l'oubli grouilleront d'inconnus jadis célèbres et de nuls désormais mauvais.



Sans arrêt les médias se remangent eux-mêmes. Ils ont besoin de cet autocannibalisme. Les vedettes sont ces poulets élevés en batteries qui ne se nourrissent que de leurs propres excréments. On voit des choses extraordinaires : Mourousi vient présenter son livre chez Drucker qui vient présenter le sien chez Gildas qui, n'en ayant pas écrit lui-même, parle de celui de Claude Sérillon. A la petite cuillère, la logorrhée ! Le matin, vous avez même une émission de radio qui commente l'émission de radio qui commente l'émission de télé de la veille au soir, qui la refait, la rebouffe, avec les protagonistes et des auditeurs qui glosent dessus comme si ç'avait été une œuvre d'art, et toujours en direct, car on ne dégueule jamais mieux que dans les chiottes du restaurant d'où l'on vient de dîner. De même, les shows de variétés sont composés des meilleurs moments du même show diffusé des meilleurs moments du même show diffusé les semaines précédentes. L'hommage, le souvenir, le "medley" et le "best of" deviennent la matière même du présent. Tout ce qui sera est flanqué automatiquement de ce qui était. L'instant télévisé n'est instantané que s'il est gonflé par la rétrospective.

L'anthologie se fait sur place. Ça vient de ce que personne n'a digéré l'avant-garde du début du siècle, et cette nausée rejaillit de toute la terre.

Si nous subissons la dictature de la débilité mentale, c'est parce que les libérateurs du passé sont allés trop loin dans le futurisme de l'intelligence. Marinetti nous vaut Patrick Sébastien, Picabia ne pouvait enfanter que Jospeh Poli. Après Gertrude Stein, seule Dorothée pouvait apparaître sur cette planète.