mercredi 18 février 2009

Baudelaire, Cythère, sitar et blonde actrice

yvette mimieux baudelaire
Baudelaire en musique indienne, il n'y a pas mieux. Ali Akbar Khan, joueur de sarode (instrument à corde de musique classique indienne) et calibre de la musique indienne, aux côtés de Ravi Shankar, a mis en musique plusieurs poèmes des Fleurs du Mal. Dans son entreprise poético-mystique, il est soutenu par la voix d'Yvette Mimieux, actrice hollywoodienne de père français et de mère mexicaine. Elle a joué le rôle de Gigi dans Les Quatre cavaliers de l'Apocalypse de Vincente Minelli (1962). Elle épousa même le réalisateur Stanley Two For The Road Donen en 1972 !

En anglais et avec un charmant accent français, Yvette Mimieux récite "Voyage à Cythère", le sonnet CXVI des Fleurs du Mal.

A écouter ici: A Voyage to Cythera.

yvette mimieuxYvette Mimieux: Charles Baudelaire est ravi... Il n'est pas le seul.

Pierre de Régnier: Colombine ou la grande semaine

Publié en 1929, Colombine ou la grande semaine est le premier roman de Pierre de Régnier (1898-1943). L'auteur avait certes déjà publié quatre ouvrages: les recueils de poésie Erreurs de Jeunesse (1924) et Stances, instances et inconstances (1926), Deauville (1927) et l'étude mœurs La Femme (1928). Dédié à son "père" Henri de Régnier, Colombine s'ouvre par l'avant-propos suivant:

Je m'excuse, bien qu'ayant "moins de trente ans", d'en avoir attendu vingt-neuf pour publier mon premier roman, au lieu de l'avoir fait à dix-huit ans, comme tout le monde. Peut-être malgré cela n'en sera-t-il pas meilleur. Mais que le lecteur n'aille surtout pas s'imaginer de trouver ici des "souvenirs de jeunesse", des "incertitudes" ou quelque chose dans le genre d'une auto-biographie. Je présente timidement, à une époque où les jeunes filles passent pour être redoutables, et la vie mondaine absolument dépravée, une petite histoire bien chaste, un tant soit peu ridicule, et complètement démodée.

Mes personnages, qui paraîtront antédiluviens aux générations qui me suivent immédiatement, et d'une banalité totale à celles qui me précèdent, vivent malgré cela dans le temps présent ; mais on a trop médit de l'adolescence moderne pour que les personnes qui ne vont pas inventer le mal où il n'y en a point ne soient pas indulgentes, d'un bout à l'autre de la microscopique aventure, à ma pauvre Colombine...


Colombine et Pierrot, personnages issus de la Comedia dell'arte au XVIIe siècle. Pierre de Régnier nous présente la Colombine des années 1920.

Colombine narre une semaine de la vie amoureuse de Bernard de Geonssac, vingt-deux ans, entre ses après-midis à l'hippodrome, ses apéritifs chez des marquises, ses cuites à Pigalle et son amour pour Colombine, dix-sept ans et nouvelle recrue du Paris mondain. Moins dépravé qu'Une vie de Patachon (second roman publié en 1930, voir ici), Colombine est même très chaste et bon enfant. Le flirt remplace les coucheries.

Court portrait psychologique de Colombine :

"Colombine, si elle n'avait pas encore toutes ses dents de sagesse, possédait encore toutes ses illusions ; Colombine était insupportable et délicieuse, Colombine avait l'air de ne rien ignorer de l'existence, tout en ignorant presque tout, ce qui lui donnait le sens pratique, Colombine était vierge, ce qui est rare, et malgré cela Bernard de Geonssac se sentait très amoureux de Colombine."


Pierre de Régnier, comme à son habitude, révèle un côté comique et dérisoire. Voir ce dialogue entre Bernard et Colombine :

[Bernard] - Je vous donne ma parole d'honneur que je n'ai rien à voir dans la vie privée de Mme Daurange...
[Colombine] - Mais couchez avec elle, mon garçon !... ça m'est égal... d'ailleurs, ça ne me regarde pas... je n'ai aucun droit sur vous...
- Mais, Colombine, vous ne voyez donc pas que je vous aime...
- Oh ! je vous en prie, pas de grands mots !... Je vous plais physiquement, ça oui... je ne suis pas une tourte ; je sais très bien que suis jolie... seulement, il n'y a rien à faire, vous m'entendez ?... Rien - à - faire... alors vous vous rabattez sur Suzanne...
Il y eut un temps ; puis elle dit, d'une voix adoucie:
- Au fond, vous êtes dans le vrai...

Le reste est à l'avenant.

Colombine ou la grande semaine n'a jamais été réédité.

lundi 16 février 2009

Biographie et bibliographie de Bernard Delvaille


Biographie de Bernard Delvaille

Né en 1931 à Bordeaux, Bernard Delvaille se passionne vite pour la poésie. Les lectures se succèdent et l’adolescent écrit « de longues suites de quatrains en alexandrins rimés » sur des cahiers d’écolier. Diplômé de l’Institut d’Études Politiques, il entre dans l’édition au début des années 1950, comme lecteur chez Denoël, avant de collaborer aux Éditions Seghers en 1956, où il effectue divers travaux éditoriaux. À partir de 1962, il s’occupe avec Pierre Seghers de la collection « Poètes d’aujourd’hui » jusqu’au rachat des éditions par Robert Laffont en 1969. Il dirige alors ladite collection jusqu’en 1989 avec un grand regret, « ne pas avoir publier un De Chirico, un Arp, un Dalì, un Picasso, tous peintres dont l’œuvre poétique ne me paraissait pas négligeable » (correspondance avec l'auteur).

Son implication dans l’édition est renforcée par une participation au Centre National des Lettres de 1975 à 1983 dans les commissions « Poésie » et « Revue ». Ses connaissances littéraires l’amènent à devenir critique et à donner des conférences pour les Alliances Françaises et dans plusieurs universités comme Bruxelles, Lisbonne, Rome ou Toronto. En plus de ces exercices oratoires, il est l’auteur de nombreux articles dans des revues: Combat, Les Nouvelles Littéraires, Les Lettres Françaises, Le Figaro Littéraire et Le Magazine Littéraire. On peut lire quelques unes de ces critiques ou chroniques dans La Revue des Deux Mondes. Enfin, il fait partie des jurys des prix Apollinaire et Max Jacob, est membre de l’Académie Mallarmé et tient le poste de Président de l’Association internationale des Amis de Valery Larbaud. Il a d'ailleurs obtenu le prix Larbaud en 1985 pour l'ensemble de son œuvre.


Ce qui nous amène à la publication de ses essais. Son premier ouvrage est consacré à Valery Larbaud et récompensé du prix Sainte-Beuve en 1963. Suivent d’autres études sur Brahms, Coleridge, Gautier, Morand et Bénezet, où l’on constate une attirance pour le romantisme et la modernité du début du XXè siècle. Outre ces monographies, on distingue son travail d’anthologiste, puisqu’il est l'auteur de trois ouvrages devenus des classiques et salués comme tels par la critique: La Poésie symboliste (Bernard Delvaille sera récompensé du prix Henri-Mondor en 1983 pour ses travaux sur le symbolisme et Mallarmé), La Nouvelle poésie française, qui dresse un état des lieux des espoirs poétiques au milieu des années 1970 et Mille et cent ans de poésie française, une somme de plus de mille pages répertoriant les grands poètes du XIè siècle au milieu du XXè siècle.

Il est encore l’auteur de deux nouvelles publiées au Mercure de France, d’un roman et d’un récit où l’on peut voir des similitudes thématiques avec son œuvre poétique: ce que distingue Alain Bosquet lorsqu’il écrit que son œuvre développe les thèmes de « l’amour et des amours, de l’errance [et] du voyage au loin et en soi, par une plume très précise, d’une remarquable densité. [Il est] un descendant incisif de Valery Larbaud et Paul Morand » (citation d'Alain Bosquet). C'est la deuxième fois que ces deux auteurs sont cités, ce qui est justifiable, puisque Bernard Delvaille s’inscrit dans la poésie du voyage. Il ne le cache pas dans la préface à son Œuvre poétique, lorsqu’il avoue l’influence majeure de ce type de poésie, depuis Baudelaire jusqu’à Louis Brauquier. Il fait plus largement partie des poètes lyriques et romantiques, comme le pense Jean Orizet, qui écrit que « par l’affirmation d’un romantisme nostalgique, le poète est d’abord l’héritier d’un Musset, d’un Verlaine et d’un Laforgue ».


De la poésie de Bernard Delvaille dont on peut dégager quatre tendances:
1) Escales, Blues, Train de vie et Enfance, mon amour, publiés dans les années 1950, présentent le poète dans la ville, en particulier Paris, partagé entre les tourments et la fascination.
2) Désordre, Offrande obscure, Faits divers et Voyages, s’attachent à éprouver les joies du cosmopolitisme et la nécessité du voyage, parfois considéré comme un exil.
3) Jardins d’hiver et Panicauts penchent plutôt du côté de la poésie bucolique.
4) Le Vague à l’âme de la Royal Navy, Blanche est l’écharpe d’Yseut, La Dernière légende lyrique et les Derniers vers offrent une réflexion sur la vie vue comme création poétique et sur le passage de la vie à la mort, de la lucidité à la folie. Les vers sont teintés de mysticisme et d’étrangeté. Quatre tendances donc, pour schématiser l’œuvre de Bernard Delvaille, bien que cette répartition ait ses limites.

Bernard Delvaille est mort le 18 avril 2006 à Venise. Claude Chambard, éditeur bordelais, écrivit cet hommage: « Il était né à Bordeaux en 1931 au coin de la rue Jules Duguas et de l’avenue de la République à Caudéran. Il faisait le meilleur gaspacho au monde, parlait de Mallarmé et de Larbaud comme personne, dansait le tango mieux que Derrida et chantait Ramona comme dans les films des années 30. Il va nous manquer. Oui. Lui qui aimait tant voyager, est mort à Venise ; c’est chic, un peu cheap aussi… tout lui ça ».


Laissons la parole à Bernard Delvaille qui écrit dans son Journal:
« Sa légende, on la crée. La mienne ? Un critique l’a écrit: « voyageur de la mélancolie ». Il faudra dire que j’aurai aimé les ports, la pluie, le vent, que rien plus que la brume et le brouillard n’aura convenu aux indécisions de mon être, que j’aurai aimé la mer, les bars et les garçons, et que le marin est mon frère, plus que le paysan ou le citadin, que j’aurai aimé les grands et plats paysages du Nord, la musique de Malher et celles des honky-tonk pianos, les chardons bleus des sables, les roses jaunes, le genièvre et l’aquavit, les drapeaux, toutes les eaux, de canal ou de marécage, d’étang comme d’estuaire, de lac et de rivière, mais aussi le parfum de la lavande. Comment y comprendrais-je quoique ce soit ? »


Bibliographie de Bernard Delvaille:


1) Œuvres poétiques

Blues, éditions Escales, Paris, 1951.
Train de vie, éditions Paragraphes, coll. « Le Sémaphore », Paris, 1955.
Enfance, mon amour, éditions Subervie, coll. « Le Miroir », Rodez, 1957.
Tout objet aimé est le centre d’un paradis, éditions Millas-Martin, Paris, 1958.
Désordre, Seghers, Paris, 1967.
Faits divers, Seghers, Paris, 1976.
Le Vague à l’âme de la Royal Navy, La Répétition, coll. « La Répétition », Paris, 1978.
Blanche est l’écharpe d’Yseut, Cahiers des Brisants, Mont-de-Marsan, 1980.
La Dernière légende lyrique, Cahiers de Mauregny, Mauregny-en-Haye, 1980.
Poëmes (1951-1981), Seghers, Paris, 1982.
Panicauts ou le voyage d'été, éditions Monologue, Vitry-sur-Seine, 1989.
Œuvre poétique, La Table Ronde, Paris, 2006.

2) Récits, romans, journal

Le Plus secret amour, Le Mercure de France n° 1175, juillet 1961.
Séparés, on est ensemble, Le Mercure de France n° 1193, janvier 1963.
La Saison perdue, Gallimard, coll. « Le Chemin », Paris, 1971.
Les Derniers outrages, Flammarion, 1982, rééd. coll. « Textes », Paris, 2001.
Le Plaisir solitaire, éditions Ubacs, Rennes, 1989, rééd. augmentée, Le Temps qu’il fait, coll. « Lettres du cabaret », 2005.
Séparés, on est ensemble, suivi de Le Plus Secret Amour, Fata Morgana, Montpellier, 1988.
Stravaganza, Fata Morgana, Montpellier, 1994, rééd. 2005.
Le Temps provisoire, Salvy éditeur, Paris, 1995.
Journal 1949-1962, La Table Ronde, Paris, 2000.
Journal 1963-1977, La Table Ronde, Paris, 2001.
Journal 1978-1999, La Table Ronde, Paris, 2003.

3) Essais et critiques

Essai sur Valery Larbaud, Seghers, coll. « Poètes d’aujourd’hui », Paris, 1963.
Coleridge, Seghers, coll. « Poètes d’aujourd’hui », Paris, 1963.
Johannes Brahms, Seghers, coll. « Musiciens de tous les temps », Paris, 1965.
Paul Morand, Seghers, coll. « Poètes d’aujourd’hui », Paris, 1966 ; édition revue et augmentée en 1984.
Théophile Gautier, Seghers, coll. « D’Hier et d’aujourd’hui », Paris, 1968, rééd. Tirages Limités, Rouen, 2003.
Paris, ses poètes, ses chansons, Robert Laffont, Paris, 1980.
Le Piéton de Paris. Passages et galeries du 19ème siècle, illustré de photos de Robert Doisneau, éditions ACE, Paris, 1981.
Londres, Champ Vallon, coll. « Des Villes », Seyssel, 1983.
Mathieu Bénezet, Seghers, coll. « Poètes d’aujourd’hui », Paris, 1984.
Bordeaux, Champ Vallon, coll. « Des Villes », Seyssel, 1985.
Pages sur le livre, éditions des Cendres, Paris, 2004.
Duchamp libre, L’Échoppe, Paris, 2006.
Vies parallèles de Blaise Cendrars & de Charles-Albert Cingria, La Bibliothèque, coll. « Les Portraits », Paris, 2007.

4) Anthologies

Dictionnaire des mots rares et précieux (sous la direction de Bernard Delvaille), Seghers, Paris, 1965; rééd. 10/18, « Domaine français », Paris, 1996.
La Poésie symboliste, Seghers, Paris, 1971, rééd. La Table Ronde, coll. « La Petite Vermillon », Paris, 2003.
La Nouvelle poésie française, Seghers, Paris, 1974, édition revue et augmentée en 1977.
Mille et cent ans de poésie française, Robert Laffont, coll. « Bouquins », Paris, 1991.
Le Goût de Londres, Le Mercure de France, coll. « Le Petit Mercure », 2004.

Etude sur Bernard Delvaille: 1 - 2 - 3 - 4 - 5 - 6 - 7

Sur la poésie de Bernard Delvaille (7/7)

Bernard Delvaille évoque souvent la mort dans ses poésies. La mort est représentée de deux façons opposées: l’une crue et violente, l’autre tournée vers un mysticisme ou une sorte de sacré. La violence est employée dans Faits divers et les poèmes en marge de ce recueil. Ces "cartes postales" aux mots rares entraînent une écriture directe, proche d’une description photographique ou du commentaire bref inscrit au dos d'une photographie. Dans cette économie de mots, le poète se limite à l’essentiel ; il s’imagine ainsi

Étranglé
dans les delphiniums

d’un petit jardin

de Hammersmith


On remarque qu’ici, ce n’est pas le poète qui choisit l’instant et la manière de sa mort. Il s’agit d’un meurtre et il est dépossédé de sa liberté de vivre sa belle mort comme dans d’autres poèmes. La brutalité est plus importante lorsque le poète croise des images morbides dans sa déambulation funèbre dans les rues new yorkaises: dans les toilettes du métro de la 34è rue, c’est un sexe arraché dans une page du Wall Street Journal. Le sexe rejoint la mort dans le sordide d’autant plus que les pages du journal sont celles de la Bourse, réduisant l’amour à l’argent et à la barbarie. Étymologiquement, sexe signifie coupure, séparation, et ce n’est peut-être pas hasard que plus loin, d’autres toilettes sont le lieu d’un crime horrible, d’une décapitation. Il n’est pas étonnant que ces morts soient abordées dans Faits divers, un recueil écrit de la manière la plus objective, comme si le poète prenait de la distance entre ce qu’il voit et ce qu’il écrit. Ici, ni sentiments ni épanchements, comme si le monde extérieur ne le touchait pas. D’où une impression de froideur et de sordide qui peut faire frémir le lecteur, tout comme « Une charogne » de Baudelaire ou certaines descriptions des Chants de Maldoror du comte de Lautréamont.

Le New York des années 1970 de Faits divers témoignent d'une époque violente et excessive aujourd'hui symbolisée par le Velvet Underground, la Factory de Warhol et l'essor du mouvement punk.

Moins répugnantes mais aussi dénuées de gloire, sont les morts imaginées dans le premier poème en marge de Faits divers, une époque où, décidément, la mort obsédait l’auteur qui avait dépassé « le milieu du trajet de sa vie humaine », pour reprendre les mots de Dante dans l'Enfer. Ici la mort se passe dans la moiteur d’une après-midi torride, à l’heure des résultats sportifs:

une mort de film italien vériste


Et comment un poète romantique pourrait souhaiter une mort vériste ? une mort à la façon naturaliste, dans la plus simple réalité sociale ? Là encore, le sordide est trop proche comme dans cette nouvelle peur d’une déchéance éthylique dans une chambre de Brooklyn ou d’un assassinat le long des docks new yorkais.

Luchino Visconti (1906-1976), réalisateur italien entre vérisme et lyrisme, ici sur le tournage de Mort à Venise en 1971 avec Björn Andresen.

En transition de la mort sordide à la mort élégante, rien de tel qu’un détour par les méandres de la poussière d’anges, l’héroïne, ce dérivé de l’opium qui laisse ses juges entre fascination romantique et déchéance sordide, entre la recherche d’un absolu et la chute dans les affres de la plus basse dépendance. Le sonnet écrit le 12 juillet 1964 à l’hôtel Beau Rivage à Lausanne décrit un homme élégant qui déploie la panoplie du dandy: cravate achetée dans Burlington Arcade, étui à cigarettes en or et chemise brodée à ses initiales, qui, dans le dernier tercet, pince-sans-rire, perd toute crédibilité:

Avec ta cravate achetée dans Burlington Arcade
tu as l'air de quoi le long des delphiniums du parc
au bord du lac dans l'odeur des tilleuls
après la pluie de huit heures du soir

Avec ton étui à cigarettes en or et tes Benson and Hedges
à quoi ressembles-tu devant ton whiskey irlandais
dans ce bar aux fumées blondes comme le pianiste
à minuit dans le bruit des glaçons dans les verres

Avec ta chemise entrouverte brodée à tes initiales
qu’attends-tu dans cette chambre d’hôtel bleue
qui ouvre sur les paulownias d'avant l'aube

Avec ton poignet aux veines vives et ta seringue
tu n’inspires pas confiance tu ne seras pas un beau mort
Tu vas donner du souci à la direction de l’hôtel.


D’où l’axiome: une belle vie ne fait pas une belle mort. Cependant nous nous éloignons des assassinats pour nous rapprocher d’une esthétique et d’une mystique de la mort.

Le sonnet écrit à Lausanne est-il un hommage à Raymond Roussel, retrouvé mort dans sa chambre d'hôtel à Palerme le 14 juillet 1933 ? L'auteur de Locus Solus avait ce jour-là abusé des barbituriques...

La mort prend une tournure plus solennelle lorsqu’elle se mêle à l’amour. Amour et mort sont souvent liés comme le constate non sans humour Paul-Jean Toulet: « Si plus souvent qu'au pays des Barbares, les poètes en France se font un jeu d'accoupler dans leurs vers l'amour à la mort, n'y chercher pas quelques miracles de race ou de sensibilité, et tout cela n'est qu'affaire d'allitération ». Dans le treizième poème de Désordre, un accident d’avion unit deux corps dans la mort. Une fin de voyage, littéralement. Les corps brûlent côte à côte dans la tombe que constitue le réservoir d’essence, évoquant une purification par le feu et le début d’une union post-mortem prenant allure de célébration, d’où une certaine solennité:

Le ciel aura pour nous seuls des reflets inaccoutumés […]
Un très long sommeil viendra que rien ne viendra souiller

Le mot séparation pour nous n’aura plus de sens


Le feu exprime aussi la purification et le désir, la passion qui fait fi des bornes de la mort. Surtout que dans le poème, le poète prend la parole en s’imaginant mort: le regard du mort donne accès à l’univers poétique testamentaire.

Paul-Jean Toulet (1867-1920): Bernard Delvaille à présenté et annoté ses Oeuvres complètes éditées chez Robert Laffont.

Le trépas peut être perçu comme une palingénésie, c’est-à-dire le rêve d’une mort qui serait une nouvelle naissance. Ceci induit un élargissement des frontières de la naissance et de la mort, ce qui est le cas dans Le Vague à l’âme de la Royal Navy où la mort de l’enseigne de vaisseau britannique est attendue comme une promesse et un horizon nouveau de visions inouïes au-delà des pages noircies de l’écriture. La mort est même personnifiée, ce qui ajoute un élément de réponse à la question d’un mysticisme funèbre. Mais si renaissance a lieu, c’est par le poème: seul celui-ci peut protester contre le mort mais cela ne reste qu’une protestation et l’auteur en est conscient ; il décide refermer le livre de sa vie avec la sagesse de l’élégie. Une célébration en toute intimité, sans effusion. Solitaire jusqu’au bout. Oui,

Tout fut comme un fatal été qui se consume


Bernard Delvaille est mort à Venise le 18 avril 2006. Il écrivait en 1999 dans son Journal: "Venise, ville des êtres solitaires, qui caressent de la main, tel un visage, le parapet des ponts, se donnant ainsi l’illusion de suspendre le temps. Ainsi va notre vie, dans le silence et dans les songes, en attente des cendres."

Finalement, malgré l’idéalisation de la mort et les mystères parfois déployés par le poète pour l’introduire, le matérialisme et la fatalité l’emportent. On constate dans les poèmes un tiraillement entre le début d’une nouvelle vie (la palingénésie) et une fin définitive. Dans Stravaganza, publié en 1994, la fin définitive l’emporte. Comme l'écrit Jean Orizet, « Bernard Delvaille propose sous forme de narration dialoguée une émouvante réflexion sur la mort. Celle-ci ne sera pas le point de départ d’une autre vie; mais la clôture définitive de celle-ci ». C’est le même sentiment qu’exprime la dernière élégie, qui sonne vraiment comme un testament poétique, la dernière page. Dans cette élégie écrite à Deauville, Elseneur et Venise, le poète clôt son oeuvre. Il mourra d'ailleurs vraiment à Venise, donnant à ces derniers vers une résonnance particulière et émouvante.

Suite de l'étude: 1 - 2 - 3 - 4 - 5 - 6
Biographie et bibliographie de Bernard Delvaille: ici.

Sur la poésie de Bernard Delvaille (6/7)

Poète élégiaque, Bernard Delvaille s'est détaché au fil des ans d'une poésie plaintive. Dès les années 70, le poète fait preuve de plus de retenue et d'économie de mots. Cette économie de mots dans Faits divers, La Dernière légende lyrique ou Panicauts tend à faire penser que le silence guette à l’horizon. Ceci va de pair avec la mise en page des recueils et dans l’utilisation du blanc dans le poème (notamment avec des grandes marges). Poésie du mutisme et de l'effacement ?


Le blanc est connu pour symboliser la pureté, ce qui est également le cas pour Bernard Delvaille, qui l’utilise dès ses premiers poèmes. Dans une de ses pièces composée à 15 ans, Le Marchand d’éventail, il évoque à plusieurs reprises « une volée de cygnes blancs », cygnes que l’on retrouvera dans Le Vague à l’âme de la Royal Navy et des poèmes de la section Voyages. Le désir de pureté s’effectue comme une recherche de l’absolu et d’une absolution non pas religieuse mais empreinte d’une légitimité poétique qui transcende toute idée de dogme. Dans Blues, on peut compter quatre occurrences du blanc, dont:

la neige de six heures du soir

les lilas blancs de la nuit sourient aux yeux hagards


encore une lueur de neige

encore un espoir pour la nuit


La neige ou les lilas sont en relation étroite avec la noirceur de la nuit. La neige évoque dans la dernière citation, une chance pour le poète, une lumière dans la nuit.. Elle est aussi purificatrice et lave le poète déambulateur de ses péchés lors de ses nuits d’ivresse passées de bars en bars à tromper l’ennui et trouver l’amour. On reprend les topoï déjà exprimés par Thomas de Quincey ou Blaise Cendrars sur la prostitution et la sainteté: l’un avec Ann à Londres, l’autre avec Jeanne dans la Prose du Transsibérien. Or plusieurs poèmes de Bernard Delvaille évoquent des amours débridés et éphémères. Cette purification prend parfois une tournure plus funèbre. Quand

le linceul de l’aube est terrible


c’est l’ambiguïté entre mort et renaissance qui s'exprime.

Blaise Cendrars (1887-1961): le Transsibérien et la petite Jeanne de France sont derrière lui.

Comme la neige, le linceul lave le poète de ses excès. Dans Le Vague à l’âme de la Royal Navy, la fin du poème convoque la Mort d’une façon mystérieuse, habillée de blanc, comme une promesse de paix et de pureté. Les poèmes de Mark B. Thomson, enseigne de la Royal Navy, sont commentés par une personne qui possède ses cahiers d’écriture. Dans ses commentaires, cette personne nous commente la disposition des poèmes sur les cahiers et mentionne à plusieurs reprises des pages blanches, nombreuses. Dès le début de ce recueil, on lit:

Suivaient, dans le carnet, des pages blanches que cette édition ne reproduit pas. Une dizaine de pages blanches… comme si le temps… sans nulle trace… pages blanches de bonheur peut- être, peut-être… inhabitées… Tel un glacier…


C’est au lecteur d’imaginer les pages blanches, de faire sa propre édition mentale des cahiers. Le commentateur évoque deux éléments importants: l’attente et le bonheur. Cette attente suggère ce passage du récit Les Derniers Outrages (1982): « Les pages de l’agenda de rendez-vous sont blanches, désormais. Il n’ y a plus que l’attente ». Le rapport entre écriture et apaisement en est d’autant plus renforcé. Pour en revenir au texte du Vague à l’âme, est-ce une volonté d’assimiler la page blanche à une peau vierge, dans un désir d’érotisme sublimé et de communion charnelle transposée dans l’écriture (plutôt la non-écriture) ? Est-ce une attente de l’inspiration ? Les pages seraient alors laissées volontairement blanches pour signifier matériellement l’attente et le temps qui passe, laissant stériles les idées du poète. L’image du glacier renforce cette stérilité, cette distance entre le poète et sa pensée figée. Il devient difficile de quantifier en jours l’attente du poète. Le nombre de pages blanches n’est d’ailleurs pas précisé. Cet indéfini allié au vide des pages créé dans la tête du lecteur ( et sûrement dans celle du poète) une quasi-intemporalité - du moins, un temps mort, une rupture linéaire - qui se rapproche de la suite abstraite du recueil, après la « dépossession » de Mark B. Thomson et le début de sa poésie abstraite et des pages blanches qui continuent de s’accumuler.

Deux pages blanches, une bonne et une mauvaise


lit-on plus loin.

Exemple de mutisme: Syd Barrett, pop star en 1967. Il se tait après 1971. Reste une œuvre courte mais magnifique.

Peut-on se risquer à interpréter cette phrase simple et mystérieuse ?. Une page serait-elle due à un oubli ou à l’oisiveté tandis qu’une autre serait le fruit d’une réflexion qui aboutirait à un poème vierge, épuré de tout mot ? C’est une hypothèse. Ceci dit, l’expression invite à la réflexion. Peut-être est-ce au lecteur d’imaginer le poème ?

Des pages blanches en elles-mêmes, on peut passer à un dernier stade d’interprétation du blanc dans la poésie de Bernard Delvaille: le silence. Un silence qui mime le trépas, la page tenant lieu de tombeau. Un silence déstabilisant qui participe de l’intemporalité. Bernard Delvaille assimile la neige au silence comme l’a fait en son temps Jean Cocteau dans cet « Éloge de la neige » :

Le silence est-il pas un aspect de la neige ?
C’est par lui que la neige aveugle se protège,

Elle a le silence comme un cygne le chant.


Il est d’ailleurs intéressant de voir que Jean Cocteau termine en introduisant la figure du cygne, également présent chez Charles Baudelaire et Stéphane Mallarmé, où il symbolise le refus du contact, l’isolement et le culte de la beauté. Tout comme Bernard Delvaille dans un des poèmes de Mark B. Thomson:

Quel pan lâché de voile à la nuit claire
s’abattra sur l’expérience tard-venue

Un nuage encore dans l’envol des cygnes

proclame: se méfier ! Tout bonheur est fêlé



La figure du cygne s’apparente à la figure de Mark B. Thomson: l’un et l’autre s’isolent, se taisent et couvent un chant final mortel: le fameux chant du cygne ou les trois vers testamentaires laissés à l’aube par l’ancien enseigne de la Royal Navy. C’est encore sur l’intemporalité provoquée par la neige que Bernard Delvaille écrit dans son Journal:

Il neige. J’écoute des sonates de Beethoven. La neige sur les arbres silencieux, les oiseaux noirs, la musique, quelle différence y a-t-il entre 1820 et 1958 ? Il y a des instants où c’est l’éternité qui se dévoile.


Ce même

chant de neige
de Kathleen Ferrier

pavillon de porcelaine

blanche et verte


de La Dernière légende lyrique.

Kathleen Ferrier (1912-1953), cantatrice britannique: "... and listen death from above".

Un chant soluble, froid et inhumain, fragile, qui, encore, évoque la virginité, comme si rien n’avait eu lieu. Maurice Blanchot écrit: « Il n’est même jamais sûr que le mot littérature ou le mot art réponde à rien de réel, rien de possible ou rien d’important. Cela a été dit: être artiste, c’est ne jamais savoir qu’il y a déjà un art, ni non plus qu’il y a déjà un monde ». Une position de retrait et d’effacement du sujet lyrique qui mène à la rupture, tout ceci composant une écriture du silence.

Suite de l'étude: 1 - 2 - 3 - 4 - 5 - 7
Biographie et bibliographie de Bernard Delvaille: ici.

Sur la poésie de Bernard Delvaille (5/7)

Serge Brindeau écrit de Bernard Delvaille: « Narcisse aimant et redoutant son propre visage, il cherche à échapper au temps, qui passe trop vite et qui pourtant n’en finit pas de s’écouler. Comme pour se divertir de ce souci, il note avec précision les aspects changeant de l’existence ordinaire. La nostalgie demeure ». Dans cette nostalgie ambiante, Bernard Delvaille s'entoure de grands morts: Thomas de Quincey, Stéphane Mallarmé, Valery Larbaud, ou T.S. Eliot pour les plus illustres. Cette compagnie littéraire créent un réseau intertextuel et un jeu de question/réponse entre le poète et ses pairs. Une habitation poétique ?


L’habitation poétique se fait surtout par l’évocation et la citation d’auteurs avec pour conséquences, deux effets principaux: d’une part, la sensation et la présence d’autres auteurs et d’autre part, l’actualisation de figures élevées au rang de références mythiques. L’utilisation de topoï et de mots chargés de la présence des générations antérieures qui parlent à travers nous.

Ces citations n’ont pas un rôle descriptif comme dans la plupart des récits de voyages où l’auteur vérifie les dires de ses prédécesseurs pour établir un parallèle entre le passé et le présent. Dans les poèmes de Bernard Delvaille, la référence à des auteurs instaure plutôt un climat d'omniprésence. L’auteur n’écrit-il pas:

Que seraient nos promenades, nos errances dans Paris si nous n’avions pas à la mémoire, pour nous accompagner, quelques vers de Baudelaire, d’Apollinaire, de Carco, d’Aragon ou de Léon-Paul Fargue, vers ou prose, selon notre humeur du jour, la couleur du ciel, la verdure des feuillages, la sirène d’un remorqueur sur la Seine ?


Charles Baudelaire (1821-1867), poète et toxicomane notoire: dans les bons papiers de l'Education nationale !

Jean Genet (1910-1986): encore plus infréquentable que Baudelaire !

Dans le long poème de Train de vie, la présence de Jean Cocteau et Jean Genet apparaît comme un effet de réel du monde germano-pratin des années 1950 en même temps qu’une évocation de deux auteurs qui ont marqué le poète. Même hommage pour Marcel Thiry, grand poète du voyage dont Bernard Delvaille a édité l’œuvre complète, qui envahit les vers de « Nuit du Sud »:

C’est à vous Marcel Thiry que je songeais sur les trottoirs de Broadway dans les grondements du subway


Dans cette même perspective, « Massilia Blues » est un hommage à Louis Brauquier, agent des Messageries Maritimes, poète des mers du monde, du mouvement des navires et des escales, qui fit du Vieux-Port son refuge de prédilection, où les bars sont les « carrefours de toutes les cultures, de toutes les races et de tous les métiers » (citation d'Olivier Frébourg). Delvaille fait explicitement référence au poète dans la strophe:

Sur le vieux port un soir d’automne
pour les eaux d’au-delà de Suez

un officier blond de l’U.S.

Navy a dit adieu à une fille


Le paquebot Bernardin de St Pierre à Port Said en Egypte, photographié par Louis Brauquier en 1939.

L’Au-delà de Suez est en effet le titre du premier recueil de Brauquier. Le poème est surtout implicitement chargé de l’univers des poèmes de Brauquier: les nuits d'amours et d’alcool, les départs à l’aube, les bars for officers only, les bordels et les cinémas mal famés. Autre cas d’hommage dans le lieu chargé d’histoire littéraire, celui de Paul Verlaine, une influence majeure dans la musicalité du poète et l’expression des émois les plus simples, qui apparaît en filigrane dans « Cour Saint-François » extrait de Blues. Référence pour initiés, ce poème nécessite une connaissance de la biographie de l’ancien pensionnaire de la prison de Mons. Bernard Delvaille s'explique dans son Journal:

C’était un endroit sordide, jouxtant la rue Moreau, sous les arcades de la voie ferrée. Verlaine y logeait chez un marchand de vins. Tout ce quartier n’existe plus, mais il y a cinquante ans, j’y suis allé. François Porche a écrit un poème sur la cour Saint-François: « Ainsi ta vie: un numéro dans un garni. » Moi aussi, dans Blues.


On peut parler d’un « voyage vertical » ou d’une « plongée dans la mémoire de chaque ville » (citation d'Alain Tassel) grâce au voyage littéraire enrichit de ces citations d’écrivains.

D’autre part, la nécessité de se référer aux autres a pour but de vivre réellement les situations, d’affirmer l’existence (et donc l’écriture) de sa vie: quand Bernard Delvaille confond volontairement une jeune fille d’Oxford Street avec Ann des Confessions d’un mangeur d’opium, c’est de moyen de marcher poétiquement dans un Londres marqué à jamais par de Quincey, en même temps qu’une « syllepse temporelle » pour citer Gérard Genette, et qui tisse une parenté entre opiomane anglais et le poète français. C’est également une actualisation de l’amour de De Quincey, puisque cette Ann contemporaine est croisée:

À la vitrine de
Selfridges


temple de la consommation moderne.

Selfridges sur Oxford Street à Londres. Ann, es-tu là ?

Cette actualisation est aussi un hommage à l’immortalité d’Oxford Street donnée par Quincey en même temps qu’un dialogue entre poètes et, pour Delvaille, la volonté de découvrir le réel à travers les mythes littéraires. C’est une attitude, un moyen de confronter la vivacité et la pertinence de tels parallèles. En cela, c’est aussi une déploration d’un passé, d’un univers culturel dont le sens n’est plus en relation avec le monde présent. En outre, la citation est un procédé fréquemment utilisé et apparaît comme une appropriation, pour suivre la logique de Charles Dantzig: « La citation est un morceau d’écrivain, […] elle ne peut pas être représentative ». Ainsi, quand Bernard Delvaille met en exergue les mots de Valery Larbaud: « vivre danoisement dans la douceur danoise » dans son « Élégie de Marienlyst », plus qu’une filiation, c’est une illustration du propos pour constater l’actualité de ces sensations passées. Surtout que cette élégie fait penser à une réponse à la question que posait Larbaud dans le poème « Carpe Diem… »:

Cueille ce triste jour d’hiver sur la mer grise…
Te souviens-tu de Marienlyst ?


Bernard Delvaille répondant par une autre question assez similaire:

Quand reverrons-nous mon cœur Marienlyst
et la mer grise et bleue le soir comme un soupir


Précisons d’ailleurs que les mises en exergue apparaissent surtout dans la section Voyages ou dans les poèmes ayant pour thème le voyage, renforçant le face à face entre l’étranger et le connu. Corps étranger, parce qu’elle n’appartient pas en propre à celui qui l’utilise, la citation apparaît alors comme un idéal passage entre le monde littéraire chéri par le poète et le monde qu’il tente de découvrir et d’apprécier. Par extension, la citation est le passage entre l’auteur en train d’écrire et le je poétique, quatrième personne du singulier. La citation est alors le seuil et le témoin d’une poétisation du monde de l’auteur. Ce point de vue est renforcé par l’évocation de poètes ou l’allusion à des créations littéraires existantes. La citation appropriée peut se changer en réécriture et en jeu d’échos comme c’est le cas dans Le Vague à l’âme de la Royal Navy dont le sens apparaît grâce à l’exergue de T.S. Eliot extraite de « Gerontion »:

Here I am, an old man in a dry month,
Being read to by a boy, waiting for rain.


T.S. Eliot (1888-1965), prix Nobel de littérature en 1948 et auteur de The Love Song of J. Alfred Prufrock (1915), The Waste Land (1922) et The Four Quartets (1942).

Les thèmes de l’attente et de la lecture de son journal de bord sont en quelque sorte annoncés ; d’autant plus que dans la poésie d’Eliot, l’eau, donc la pluie, est associée à la vie. Le poète du Vague à l’âme de la Royal Navy, passant deux années au bord de la mer n’attend-il pas lui aussi la vie, une nouvelle vie ? Le jeu d’échos est perceptible. C’est un autre poème d'Eliot, « East cocker », le deuxième Quatuor (1940), qu’il faut connaître pour comprendre le jeu intertextuel complet. La dépossession, le mutisme et l’étrange mort de Mark Thomson ne sont-ils pas une émanation des vers suivants ?

Pour posséder ce que vous ne possédez pas
Vous devez passer par la voie de la dépossession.

Pour arriver à ce que vous n’êtes pas

Vous devez passer par la voie dans laquelle vous n’êtes pas,

Et là où vous êtes est là où vous n’êtes pas


C’est là un bon résumé de l’œuvre. Les derniers mots du Vague à l’âme de la Royal Navy rappellent un passage du Jeune homme et la mort de Jean Cocteau. Comparons en citant Cocteau puis Delvaille:

Par les toits, la mort arrive. C’est une jeune femme blanche, en robe de bal, juchée sur de hauts patins. Un capuchon rouge enveloppe sa petite tête de squelette. Elle a de longs gants rouges, des bracelets et un collier de diamants.


Et

Il ne vit pas la mort venir. C’était une vieille mort, en robe de dentelle noire à falbalas jaunis. Elle avait les traits fripés et la voix asexuée de David Bowie.


Jean Babilée dans une représentation du Jeune homme et la mort de Jean Cocteau, en 1946.

Dans cette habitation poétique, certaines références sont plus difficiles à saisir bien quelles visent à créer un espace poétique. Ce long texte étant une allégorie de la recherche poétique, il est normal qu’il fasse référence à d’autres œuvres existantes. Pour continuer dans les citations de Cocteau, on peut affirmer que les miroirs réfléchissent ici plus qu’il n’y paraît. Les citations ne sont pas seulement une présence: cette habitation agit sur la compréhension du poème. Il est à parier que d’autres références se mêlent aux mots de Bernard Delvaille. Sans omettre bien sûr les citations de John Donne au sein d’un poème composé par Mark Thomson.

John Donne (1572-1631), poète métaphysique amateur de sonnets, d'épigrammes et d'élégies.

Bernard Delvaille écrit sa vie et vit la poésie. Le poème montre un « espace du dedans » pour reprendre l’expression d’Henri Michaux, une recherche d’une terre élue. L’œuvre poétique apparaît finalement comme une illustration de l’amour du livre. Guère étonnant de la part d'un bibliophile:

Un livre me paraît être, à la fois, une éventualité et l’expression d’un instant. Je parle de livres qui sont des hommes […] La fréquentation que j’ai de certains livres correspond exactement au plaisir que j’éprouve à retrouver les amis les plus chers.

On peut donc parler d’une habitation poétique avec cette impression que Bernard Delvaille écrit de la poésie sur la poésie elle-même. Son expérience de critique et d’anthologiste n’est pas sans rapport avec ce principe.

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dimanche 15 février 2009

Sur la poésie de Bernard Delvaille (4/7)


On comprend mieux les voyages de Bernard Delvaille si l’on étudie la posture et les sentiments qu’exalte le poète. C’est un art de vivre qui s’instaure, dans une atmosphère dilettante qui lorgne parfois vers le dandysme. Comment définir l’attitude et l’expression du dandysme, sa force étant de ne supporter aucune définition ? Dans son journal, Bernard Delvaille écrit ces mots qui montrent une vision claire de sa préciosité et d’une certaine mise en scène de soi:

Claude Mahias se fait de moi une idée assez exacte, lorsqu’il pense que je me complais dans les jeunes héros de Thomas Mann, préoccupés et amoureux de leurs cravates, de leurs boutons de manchettes, de leur étui à cigarettes, de leurs pull-overs, de leurs foulards.


Fabrice Plateau explique que « le problème est de savoir en quoi le fait de s’habiller d’une certaine manière détermine ce qu’on écrit. Car l’habit, comme la posture du corps qu’il recouvre, détermine le contenu et pas seulement la forme. On se doute bien que Victor Hugo a rédigé La Légende des siècles debout en regardant le large le torse en avant, et Larbaud de nombreuses pages amolli dans un transat ». Et Bernard Delvaille, seul, dans une chambre d’hôtel, la cravate légèrement dénouée ou au bord du Sund au coucher du soleil, griffonnant les vers de « l’Élégie à Marienlyst ». Ce qu’il confirme dans Le Plaisir solitaire en confiant que les paysages danois lui font penser « aux tableaux de Caspar-David Friedrich », peintre emblématique du romantisme avec notamment Le Voyageur au-dessus de la mer de nuages et auteur de la phrase: « le peintre ne doit pas peindre seulement ce qu‘il voit en face de lui, mais aussi ce qu'il voit en lui ».

Marienlyst au Danemark... A quelques pas du château de Kronborg, le château d'Hamlet.

Cette vision de la nature a influencé bien des romantiques et pas seulement en peinture. Michel Collot ajoute à ce propos que « la célèbre formule d’Amiel: « tout paysage est un état d’âme » ne doit pas être entendue à sens unique ; elle n’exprime pas seulement la projection de l’affectivité sur le monde mais aussi le ressentiment de ce dernier dans la conscience du sujet ». La première strophe de l’ « Élégie à Marienlyst » illustre ce rapport entre le Moi et la nature, créateur d’un stimmung. On peut employer le mot ekphrasis, tant ce passage est une représentation immédiate et émotionnelle de la nature comme la lecture d’un tableau:

J’aime ce ciel obscur indéfini de fin d’été
sur les jardins de Marienlyst comme un présage

et la mer grise dans un amer parfum de sel et de fuchsia

répondra pour toujours au nom de cet amour perdu

De quel message es-tu le porteur lourd

vent triste qui murmure entre les chardons bleus

sur ce sable désert où la mer accourue

n’aura plus de raison d’exister que pour moi


Le bord de mer danois, seuil lyrique, « autorise à la fois la réunion et la contemplation » (citation de Jean-Michel Maulpoix). Les quatre derniers vers illustrent une fois de plus le Moi dans sa solitude et l’appropriation du paysage qui entrent dans la construction d’un monde personnel: Bernard Delvaille « construit » son Europe. Et il s’agit surtout de villes d’eau: Londres, Amsterdam, Copenhague ou Venise où il sait choisir les endroits où loger, les atmosphères dans lesquelles se plonger, les livres à emporter. Il construit là son home comme il le rappelle:

Je suis un apatride à la recherche de son home.


Ce home se construit de deux manières principales: par un temps de loisirs, de flâneries mêlant la vie contemporaine à un passé mythique et par une exploration de la ville considérée comme un espace vivant, humain à part entière.

Stendhal, forcément Stendhal...

Delvaille se fait une vision élégante et raffinée de l’Europe et essaie d’y vivre, dans la mesure du possible, dans les réminiscences de Stendhal, Larbaud et Morand. Sans l'immense richesse d’un Barnabooth et sans les impératifs diplomatiques d’un homme d’État, il choisit ses hôtels, ses quartiers, ses parcs et ses nuits. Le home devient lieu de loisir et de plaisir. Par de nombreuses descriptions ambulatoires qui définissent le poète comme un témoin parcourant l’espace urbain, le lecteur se voit rapporter des informations topographiques, comme un inventaire d’espaces d’élection. Ce portrait de la ville remplace le portrait de sa population et, si l’on résonne jusqu’au bout, c’est la ville qui est considérée comme une personne. Dans Désordre (1967), les rues de Londres sont assimilées à la passion, à un être humain à part entière, illustrant le mot de Larbaud: « J’ai des souvenirs de villes comme on a des souvenirs d’amour ». La ville est à parcourir et à pénétrer comme un corps, et comme tel corps, elle possède ses creux et ses points chauds. Le poème « Beware » évoque des jeux érotiques dans Holland Walk, Greek Street fait remonter à la surface du souvenir une histoire d’amour, le port de Marseille étale ses hôtels de passe ; les exemples sont nombreux, participant à cet érotisme de la ville. Mais c’est surtout l’environnement anglais qui sied le mieux à Bernard Delvaille, comme sur cette plage du Nord:

Tout est anglais ici: les maisons, les bars aux lumières tamisées, ce qu’on y boit, et la musique qu’on y entend, valses anglaises d’après l’autre guerre, mélodies galloises, chansons des campagnes vertes aux barrières blanches. J’étais là, j’attendais, je reprenais vie, attendais-je autre chose ?



Syd Barrett et Brian Jones: bienvenue dans le Swinging London ! Pop stars, bottines, spleen, jeunesse et décadence...

Bernard Delvaille intègre au monde qu’il se créé l’air du temps, alliant la tranquillité des côtés d’Elseneur, à jamais associées au château de Kronborg et à Hamlet, et l’effervescence pop du Londres des sixties: les nuits de Piccadilly, la jeunesse de Carnaby Street, les vitrines de Sedfridges, Barker’s ou Biba, à une époque où le jabot, les bottines, les vestes militaires et les costards croisés refont surface avec les pop stars, Ray Davies, Brian Jones ou Syd Barrett, « l’un des personnages les plus importants d‘un nouveau romantisme à naître ». Car il s’agit bien de cela, d’une réaction romantique faite de jeunesse et d’insouciance, de dandysme et d’orgueil. Une nouvelle face de l’Europe à travers la musique et la culture pop. Dans Rose poussière, Jean-Jacques Schuhl ne parle-t-il pas déjà des Rolling Stones, « comme de Dorian Gray pervers, fricotant avec Marlène Dietrich dans des palaces Art nouveau » (citation de Patrick Eudeline). C’est l’évidence même. Jusqu’aux excentricités d’un Bowie:

Botté de requin blanc
émerge David Bowie
qui chante
Lady grinning soul


Bowie et son élégance européenne.

Bowie, personnifiant ce mélange de nostalgie (rhythm & blues, Rolling Stones période Brian Jones, univers warholien) et de compilation de parangons romantiques et sulfureux (Oscar Wilde, Louis II de Bavière ou Marlene Dietrich). Dans cette modernité malicieusement teintée de nostalgie et de références à l’élégance dandy, Bernard Delvaille reprend, comme Morand, les néons hôteliers et la vitesse automobile. Les courses en décapotables sont d’ailleurs à plusieurs reprises une cause mortelle pour les jeunes hommes de vingt ans, une mort moderne romantique si l’on peut dire. Celle qui emporta James Dean et Roger Nimier. Bernard Delvaille dresse une continuité et des correspondance entre les arts classiques établis et la nouveauté pop, ce qui permet une ligne de conduite précieuse.

Les poèmes new yorkais de Faits divers offrent une vision plus violente qui, bien que dépourvue de tout jugement moral, laisse percevoir comme une dégénérescence du monde anglo-saxon. Sans laisser trace d’inquiétudes, ils dévoilent un côté sordide et laid, une dégradation des mentalités. Apparaissent déchets de la grande ville, ivresse de bon marché, bistrots, lavatories et beauté vénéneuse ; un monde éclaté en fragments, en autant de reportages d’une époque, de petits documentaires liés les uns aux autres.

La maison de Friedrich Nietzsche à Sils-Maria, en Engadine.

Hors de la ville, la campagne offre également une idée de l’Europe du poète. Dans Panicauts (1989), c’est l’Engadine qui devient le lieu de réflexions et de souvenirs. « On découvre ainsi un poète botaniste et bucolique. Panicauts, précisons le, est un vocable provençal qui désigne un genre d’ombellifère semblable à un petit chardon. Ces poèmes brefs nous parlent de roses, de campanules, de groseilles, de centaurées, dans une langue délicate et belle, encore et toujours sous le signe de la nostalgie d’enfance et de la jeunesse à jamais périmée », précise Jean Orizet. Mis en exergue par une citation de Nietzsche, ce recueil a été composé à Sils-Maria, où le philosophe allemand passa ses été en 1881 et de 1883 à 1888 ; lui qui considéra ce lieu comme une alliance entre la Finlande et l’Italie, deux visages d’une Europe appréciée par Bernard Delvaille. Ce paysage s’inscrit dans la veine romantique du dix-huitième siècle, époque où les Alpes sont redécouvertes et participent à une nouvelle iconographie du sublime. « Avant la fin du dix-huitième siècle, la haute montagne, avec ses glaciers, ses défilés désolés, ses abîmes, suscitait l’épouvante et la répulsion ». Avec le courant romantique, les hauts sommets deviennent synonymes « d’élévation de l’âme, d’agrandissement des vues de l’esprit, des voix secrètes de la nature » (citation de Charles Scala). La montagne suisse est surtout le lieu du souvenir de l’enfance, un temps d’avant la seconde guerre mondiale:

Les beaux étés à la veille des guerres
les beaux étés où l’enfance est troublée
tout finit par le meurtre


Friedrich Nietzsche (1844-1900): dix ans de vie végétative, à la manière de Mark B. Thomson dans Le Vague à l'âme de la Royal Navy.

L’Europe, comme un terrain vague aux vastes horizons, spatiaux et temporels, est à rapprocher d’une des nombreuses définitions du lyrisme que donne Maulpoix: « Le lyrisme est un terrain vague. En cet endroit, l’on vaque. Le lyrisme, dans l’homme, est quelque chose comme le principe d’une errance ». En Engadine, Bernard Delvaille recherche des glaciers vierges et silencieux où tout est à créer. Dans les souvenirs de l’enfance et du bonheur, c’est la volonté de créer un home d’avant les souillures et les blessures de la guerre. Une Europe idéale, innocente et pleine de l’espoir de la jeunesse qui rappelle l’Arcadie, cette région grecque montagneuse enveloppée d’histoires mythiques: dans Les Fastes d’Ovide, ce lieu symbolise l’harmonie avec la nature, l’Âge d’or ; un havre de paix à l’abri d’une réalité imparfaite. « La fabulation est une forme de voyage qui, somme toute, a bien des avantages: chacun peut aller et venir en terre fantasmée comme en terre conquise » (citation de Françoise Duvignaud). Cela semble être la possibilité la plus extrême de la fuite, à travers un mythe utopique qui ne sert plus que de métaphore poétique ou d’allusion. Ne serait-ce pas là une illustration de ce que Baudelaire dit à son procès en 1857, que tout poète lyrique opère fatalement un retour vers l’Eden perdu ?

Nicolas Poussin, Bergers d'Arcadie (1638-1640).

Le voyage permet à Bernard Delvaille de sortir de la spirale mélancolique de l’époque parisienne des années 50. Il est aussi un retour à l’enfance car il permet de porter un regard neuf sur des villes alors inconnues. Inconnues ? Pas tout à fait puisque le poète se réfère fréquemment aux écrits d’aînés, balises de sensations et de réflexions. Après avoir trouver son home et un certain équilibre, le poète exprime son intimité, ses espérances et ses souvenirs ; un geste qui rentre dans le processus de recherche de soi.

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Sur la poésie de Bernard Delvaille (3/7)

Après ses déambulations dans Paris, Bernard Delvaille explore l'Europe: « Désordre, c’était Londres, ses nuits bleu lavande, ses parcs au-dessus desquels le ciel est rose, ses pubs. Faits divers, un New York aujourd’hui disparu. La section que j’ai intitulé Voyages, poèmes écrits au hasard de chambres d’hôtels, de guéridons de bar, de wagon-lits à travers l’Europe est ce que Morand appela des « photographies lyriques », instantanés écrits pour ne pas oublier ». Bernard Delvaille ou le voyage entre fuite et art de vivre.


Dans le texte « Voyageurs » extrait du Plaisir solitaire, Bernard Delvaille cite Montaigne: « Je réponds ordinairement à ceux qui me demandent raison de mes voyages: que je sais bien ce que je fuis, mais non pas ce que je cherche ». Ce qui nous amène à examiner la fuite. Pour ce qui est de Bernard Delvaille, on devine bien que ce qu’il fuit, c’est ce Paris où nul épanouissement n’est pour l’instant possible. Alors, partir. Partir: selon lui « le plus beau mot de la langue française » (Journal 1978-1999). Sans vrai but, le voyage est encore une errance, certes, mais qui dégage cette impression de renouveau comme le suggère ces vers extraits d’Offrande obscure:

Errant
plus pur à chaque pas
mais à l’orée


La significations d’orée, comme commencement, indique une avancée, une purification par le voyage. Cette fuite équivaut à une recherche d’un apaisement intérieur mais sans savoir vraiment où et quoi chercher, la première étape consistant en une sorte d’exil, de purgatoire pour mieux oublier l’ennui et le mal-être passés. Il n’est alors guère étonnant de lire un poème intitulé « L’Exilé » où le poète, dans l’aube naissante d’un port scandinave, a perdu son identité mais n’en acquiert pas moins une certaine liberté rédemptrice:

Son passeport était de sable son manteau de nuit qui s’achève.
Il avait perdu son nom dans un jardin de giroflées […].
Les filles les oiseaux de mer la liberté des vagues
donnaient à ses yeux verts une mélancolie d’enfance
perdue dans les filets du doute et de la peur. […]
Tu es seul dans une chambre D’où viens-tu Pour quels départs.


Paul Morand (1888-1976): ses poésies ont influencé Bernard Delvaille. Ce dernier lui consacra d'ailleurs une monographie en 1966.

Il s’agit de se perdre pour mieux se trouver. D’où le doute et la peur puisque ce retour à et en soi s'effectue dans la solitude. Comme chez Jean-Jacques Rousseau, « le chemin vers soi, ou vers la connaissance de soi, passe par le détour des autres » (citation de John E. Jackson). Dans ses feuillets composés au gré des voyages au milieu des années 1950, Bernard Delvaille écrit justement:

Vivre quelque temps sur un grand bateau et oublier le monde. Une solitude hautaine et mélancolique, une démarche de repos, de relâche dans la course des jours et des nuits. Un grand bateau qui fend la mer, un beau radeau où souffrir un peu moins.


La traversée entraîne le poète dans un no man’s land où l’identité, comme dans les cafés de Saint-Germain, importe peu. C’est un temps de relâche, de calme dans un navire-refuge. Un « no man’s land entre le sourire et les larmes », un état transitoire et un passage dont le voyage est la réalité même.

Se pose bientôt la question: après ce temps d’apaisement, de perte de soi, ne faut-il pas chercher un véritable but à son voyage ? C’est sous cet angle que l’on peut lire Le Vague à l’âme de la Royal Navy où Mark Thomson, enseigne de vaisseaux au service de Sa Majesté, après avoir parcouru une partie du globe, arrête sa carrière du jour au lendemain. Les poèmes qu’il a laissés, sorte de testament en forme de livre de bord, témoigne de sa perte du sens du réel. Il passe deux ans à regarder la mer et le départ des bateaux. « Mais à présent que reste-t-il des voyages ? » questionne-t-il avant de perdre sa lucidité. Dans un dernier sonnet, il écrit ces deux vers, à prendre comme une absence de but concret à atteindre… ou un but délaissé depuis des années:

Maintenant le dernier bateau est parti
aux vents d’un Sud qu’il n’atteindrait jamais


Ce lieu non atteint ou ce « non lieu » est également symbolisé par le poème en suspens sur la page blanche de La Dernière légende lyrique: une barque laissée à la dérive.

Le Journal de Bernard Delvaille est paru en trois tomes. Il couvre les années 1949-1999, soit 50 ans de la vie du poète. Qu'en est-il des cahiers des années 2000-2006 ?

On retrouve la question centrale de la philosophie du voyage avec les dangers de se perdre, de ne plus savoir vraiment que faire ni où aller. Il faut alors un but: être soi même à l’étranger. Avec le temps, les voyages sont plus réguliers et Bernard Delvaille a trouvé ses pays d’élection. Le monde anglo-saxon, la Scandinavie et l’Italie sont des endroits privilégiés. Le poète acquiert une philosphie du voyage. « Voyager réclame de la culture et du loisir. C’est un luxe d’oisif, comme les drogues et les chemises de soie, pour reprendre la belle expression de Marguerite Yourcenar » (citation tirée du Plaisir solitaire). C’est presque une vocation. Bernard Delvaille ne voyage pas en touriste, au gré des musées pour vérifier l’authenticité des guides. Il ne veut pas redécouvrir ce qui a été découvert mais éprouver sa pure curiosité:

Il nous en faut toujours un peu plus, aller plus loin, marcher dans d’autres villes, voir de nouveaux visages, monter dans d’autres trains, en changer découvrir de nouveaux bars d’hôtels, enfin traîner le même ennui, mais au long des grilles de parcs inconnus. Le vrai voyage, c’est celui qui a pour but cette « pure curiosité de découvrir », dont parlera le Président de Brosses.


Charles de Brosses (1709-1777): magistrat, historien, linguiste et écrivain, il voyagea en Italie et écrivit plusieurs volumes sur la navigation et la Polynésie.

Revenons au moment du voyage, c’est-à-dire à la traversée elle-même, ce fameux passage de frontière, ce seuil entre arrivée et départ, entre commencement et fin, qui permet au poète un point de vue privilégié. Seuil car, comme l’aube ou le crépuscule, il implique un passage de l’intimité vers l’extériorité comme le démontre Jean-Michel Maulpoix: « Le lyrisme semble avoir vocation aux lisières où se rencontrent des mondes étrangers ou adverses. En de tels endroits, les apparences sont rendues plus sensibles, poignantes et chargées d’affectivité ». C’est dans un port que Bernard Delvaille écrit:

Je suis celui qui veut le port aux bateaux immobiles


On comprend bien le tiraillement du poète entre mouvement et immobilité. L’amplitude océanique, ce désert marin, fait disparaître le monde pour mieux faire émerger le sujet lyrique qui évoque de multiples voyages, passés et futurs. Le voyage est prétexte à l’écriture de la vie et du temps qui passe, « il est parfois assimilé à la vie même, grâce à la catachrèse qui fait de la vie un voyage » (citation de Philippe Antoine). Mais c’est surtout vers le passé que va la pensée du poète. Il se souvient de ses temps heureux dans un pays étranger. Mais cette déploration est en même temps une exaltation.

J’ai laissé un peu de moi-même le long de tous les rails au cœur de toutes les gares


Valery Larbaud (1881-1957), le père de Barnabooth, voyageur milliardaire et raffiné. Bernard Delvaille, larbaldien convaincu, lui consacra une biographie et de nombreux hommages.

Cette déploration participe au thème du voyageur de la mélancolie. Comme Valery Larbaud, Bernard Delvaille a l’art de s’installer ailleurs comme chez soi, d’y reconstituer son existence tout en regrettant sans cesse de n’être pas ailleurs. Dans ces conditions, le sujet lyrique se définit par rapport à l’endroit où il est. Le labyrinthe des lieux peut conduire le sujet dans le dédale de ses souvenirs comme on l’a vu avec les seuils spatiaux que sont les bords de mer et les escales. Le poème a alors tendance à faire oublier le voyage pour s’écrire soi-même. La fragmentation de l’écriture de soi est amplifiée par la brièveté du poème, qui n’est pas un récit de voyage, par exemple. Ces pensées et ces regrets s’inscrivent alors dans la poésie du mouvement du lyrisme voyageur. Occulter ce mouvement revient à faire de sa vie un voyage permanent:

il faut permettre au monde de ne pas vous avoir comme centre


Dans ce désir d’évoluer dans les marges, de changer de ville avant que le bonheur s’éteigne, quitte à revenir plus tard pour se souvenir de ce bonheur, le voyage est le médiateur d‘une vision du monde. Le désir géographique devient désir existentiel.

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